*Réfléchir comme un miroir brisé*

Mais quelle est la place que j’occupe aux yeux de mes élèves ? Quels rôles jouons-nous les uns pour les autres, plus ou moins à l’insu de notre plein gré ?

Impossible, évidemment, de répondre globalement à une telle question. Elle me revient périodiquement à la figure, au hasard de telle situation difficile, de telle parole clamée ou glissée en sourdine, parfois de tel moment heureux.
Ainsi, quand je fais un quoi de neuf avec mes « grands », poussé par l’envie de faire entrer en classe de l’imprévu qui interpelle (voire de dénicher un thème de travail porteur pour la classe), et qu’ils sabotent ce temps en y débinant des banalités (par exemple, tout ce qu’ils ont fait le matin depuis que leur réveil a sonné), que sont-ils en train de me dire ?
Que c’est à moi à connaitre mon métier et que je n’ai pas à les consulter, comme me dit Nabil ? Qu’ils sont las de se retrouver devant des adultes qui n’en finissent pas de les consulter et solliciter leur expression, avec la crainte (voire la conviction) que lesdits adultes ne sachent plus quoi leur dire, ou n’aient pas un désir assez fort pour avoir le courage de leur proposer quelque chose qui vienne de leurs tripes à eux, adultes ?
Et c’est vrai que dans ce monde malade de jeunisme, on finit par se demander qui, des jeunes ou des adultes est un modèle pour qui, qui sait le mieux y faire avec « cet obscur objet du désir », ou du moins avec ses signes extérieurs…
Quand ils refusent encore de faire vivre le conseil, est-ce pour éviter, comme me le dit un jour Mario, « de me tendre la corde avec lesquels je les pendrai plus tard » ? Où sont-ils tout simplement fatigués de vivre à répétition des institutions utilisées à tort et à travers où leur parole n’a pas été entendue, voire à servi d’alibi pour justifier ce que l’adulte avait décidé d’avance de faire ?

Voyeur mis à nu

Dans ces moments, je me sens comme un voyeur, sollicitant un partage dont ils n’ont aucune envie.
À d’autres moments, nous semblons pris dans un drôle de cirque, mille fois écrit d’avance, avec ses clous incontournables : le tour de magie du GSM qui apparait/disparait sans fin, la saynète irrésistible du clown triste et du clown drôle, avec ses questions et commentaires à vous renverser cul à terre, l’heure de cours où le rôle de fouteur de m… voyage en fantastique trapéziste d’un élève à l’autre de la classe, etc..
Mais de tout ce travail qui se déploie ainsi, qui est le réel destinataire ? Moi ? Mais en vue de me faire entendre quoi ? De me sommer à quoi ? Eux ? Et quels sont les réels enjeux ? Car au-delà du rire, que déploient-ils, vérifient-ils ? Par exemple, quand ils « sabotent » des cours dont ils avaient pourtant choisi l’objet et les modalités de travail avec, je crois, un réel intérêt — les sourires amusés ou embarrassés, qui s’affichent ou qu’ils m’adressent, comment les interpréter, et comment y répondre ?
Un jour que je leur signifiais mon incompréhension, un élève me répondit soudain gravement qu’ils étaient bien conscients de leur sabotage de leur scolarité et de leur avenir, mais que « c’était plus fort qu’eux ». Que c’était trop tard. Ou qu’ici, c’était comme cela que cela se passait.

De scène en scène

Mais le centre du spectacle, n’est-ce pas plutôt moi, quand ils me mettent à l’épreuve, pour me mener à bout et peut-être déceler ce que je cache réellement dans les tripes et derrière mes belles paroles ? Et à force de provoquer, collecter et comparer les réactions plus ou moins pathétiques de leurs enseignants avec une habilité d’entomologistes, se construiraient-ils par la bande un savoir sur l’humaine condition ?
Par exemple, dans les moments où j’essaie à tout prix de relier désir et travail scolaire, je dois ressembler à un cochon d’Inde, qui galope de plus en plus frénétiquement dans sa roue de formules pédagogiques et préparations de dernière minute, pour le plus grand plaisir des petits et des grands.
« Encore un qui se croit en mission ! », s’exclama un jour Stéphane. Mais aussi Jawad, à la fin de sa terminale, et après deux années de folie furieuse, venu me remercier « car jamais je n’avais renoncé. » Ou encore, Pierre, penaud face à moi et à mon collègue d’éducation physique à qui il nous fait la vie impossible : « c’est que je vous aime bien. »
Alors, simple amusement de leur part ?
Qu’est-ce qui ferait encore qu’à un moment, ils décident parfois de rentrer dans la roue pour se mettre à marcher voire à galoper avec nous ? Est-ce une parole, ou une ténacité dans les paroles et les attitudes, ou même un simple geste, qui ont été déterminants ? Telle collègue a ainsi vu se déclencher une mise au travail inouïe le jour où, exténuée, elle a admis qu’elle renonçait comme enseignante à arriver à quoi que ce soit…
Qu’est-ce que cela a voulu dire pour eux, à ce moment-là ?
Et où, quand, comment et avec qui apprendre à rassembler tous ces petits éclats épars de classe, et à les réfléchir ?
À d’autres moments, ou aux mêmes, ils me signifient tout aussi gravement qu’heureusement ils ont trouvé cette école… 
*Rebond* du texte : – Ce n’est pas la fin du monde, Gaëtan Bottin.