Relations humaines et rapports sociaux

Tous les domaines de la vie sociale sont structurés par des rapports sociaux. C’est ainsi pour les enjeux des actions collectives et pour les relations humaines.

Les interactions avec notre conjoint, nos enfants, nos collègues, notre employeur, nos élèves si nous sommes enseignant, nos clients si nous sommes commerçants, notre propriétaire si nous sommes locataires sont toujours faites à la fois de relations humaines, agréables ou non, et de rapports sociaux [1]Cet article s’inspire librement de Kergoat Danièle, «Comprendre les rapports sociaux» (Raison présente, n° 178, 2011)., conflictuels ou non. Qu’est-ce qui les différencie ?

Samira, ça m’ira…

Samira a 16 ans et est élève en 5e qualif en nursing. Ses parents sont nés en Belgique et d’origine marocaine. Son papa est chauffeur à la Stib et sa maman employée dans une entreprise de nettoyage. Sa maman porte le voile et Samira aussi, même si elle l’enlève en entrant à l’école. Son copain, Rafik, d’origine marocaine également est en dernière année de gestion. Samira se verrait bien plus tard accueillante d’enfants ONE, mariée avec Rafik et maman de deux enfants, un garçon et une fille de préférence. Et elle se dit : «Ça m’ira!»

Ça m’ira, parce qu’elle voit bien que la plupart du temps, on peut trouver de petits arrangements. Elle peut négocier la confiance de son père et l’autorisation de participer au voyage scolaire comme ses frères. Elle est appréciée par sa professeure de techniques éducatives et peut lui demander des facilités pour son stage. Elle peut discuter et obtenir de son copain de regarder ensemble une comédie romantique plutôt qu’un film d’action (ou de sexe). Sa mère peut négocier avec son agent de maitrise des moments de libération de temps de travail pour des raisons familiales. Son père connait un échevin et a pu obtenir un aménagement dans la rue…

Tous ces arrangements sont de l’ordre des relations humaines, interpersonnelles. Ils dépendent des qualités humaines et des compétences relationnelles des deux parties. Notre vie est faite de relations humaines qui font la plupart de nos petits bonheurs. Mais, ces relations sont toujours enchâssées dans des rapports sociaux qui les déterminent. Les relations humaines de Samira sont enchâssées dans un enchevêtrement de rapports sociaux: enfants-parents, filles-garçons, élève-professeur, enfant de travailleurs- enfant de cadres ou employeurs ou…, enfant d’origine immigrée-enfant BBB[2]Race bovine garantie 100 % pure belge.

Relations humaines, ça m’va déjà…

Pendant l’esclavage, l’Église demandait aux maitres d’être généreux et indulgents. Ces bonnes intentions amélioraient sans doute la vie de certains esclaves, mais n’ont pas favorisé l’abolition de l’esclavage. Les arrangements embellissent (ou non) la vie, mais ne changent rien aux rapports sociaux.

Améliorer les relations humaines, c’est une préoccupation partagée. Et tous les conservateurs valorisent cette approche par les relations interpersonnelles. C’est gentil et réaliste, pratique et concret. En effet, les relations personnelles, ça se voit tout le temps, ce sont des personnes concrètes, c’est Samira et sa prof.

Les rapports sociaux, c’est abstrait, ce sont des classes, c’est-à-dire des catégories dont la composition peut d’ailleurs être remise en question. Personne n’aime être réduit à une catégorie. Balance ton porc, m’énerve. Je refuse de porter une culpabilité masculine, mais que je le veuille ou non, je suis une des deux parties de l’ordre patriarcal, avec un point de vue lié à ma position et, c’est bien pour cela d’ailleurs que Balance ton porc m’énerve.

L’école, en général, valorise les relations humaines et ignore les rapports sociaux. Elle organise les interactions entre ses différents acteurs de manière interindividuelle et très rarement en termes de rapports sociaux. Comme le collectif classe en rapport à l’institution scolaire ou le collectif filles en rapport au collectif garçons, alors que le Conseil de participation le rend possible, ou en créant un véritable Conseil d’école. Elle développe une culture des (bonnes) relations humaines, des bons points, de bonnes intentions et de bons sentiments. Ce faisant, elle défavorise la prise de conscience actuelle et future des rapports sociaux, et défavorise la participation à des actions collectives, que ces actions soient de l’ordre de la négociation collective ou des luttes sociales.

Rapports sociaux, ah ça ira, ça ira, ça ira[3]Ladré, chanteur de rue (1re version du Ça ira), 1790.

Les rapports sociaux sont (presque) toujours d’abord des rapports d’interdépendance. L’employeur a besoin de travailleurs qui ont besoin d’un employeur. Les hommes ont besoin des femmes et elles ont besoin des hommes[4]Je sais, ça se discute : «Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette», disait le pin’s d’une copine, il y a 50 ans…. Les (anciens) colons des (anciens) colonisés, les propriétaires des locataires, les élèves des enseignants, les commerçants de leurs clients, les travailleurs sociaux de leurs usagers… et inversement.

Cette interdépendance se discute bien sûr : des travailleurs peuvent créer leur entreprise autogérée, des femmes peuvent créer une communauté lesbienne radicale, une ancienne colonie fermer ses frontières… Mais, tout cela reste marginal. Nous raisonnons ici dans le cadre de l’ordre mondial dominant, et pourquoi dominant ? Patience[5]Voir ci-après le dernier sous-titre.!

Cette interdépendance produit un paradoxe qui empêche et nourrit les luttes sociales. En effet, les deux parties d’un rapport social sont toujours condamnées à coopérer et à entrer en conflit. Employeurs et travailleurs ont grandement intérêt à coopérer pour produire ensemble le plus de valeur ajoutée possible, mais pour le partage de celle-ci et pour les conditions de travail qui y participent, ils seront toujours en conflit d’intérêts, ils seront toujours en lutte de classes. Ouh ! le gros mot. Interdit ! Alors qu’il dit l’évidence, à savoir : l’inévitable conflit d’intérêts entre les deux parties.

Que ce soit d’un point de vue familial ou sociétal, la division du travail entre les sexes suppose également coopération et conflit. Dans la société, ceux qui produisent : les ouvriers de la construction, de l’industrie, les transporteurs, les ingénieurs… ont besoin de celles qui assurent la reproduction de la force de travail : les puéricultrices, les enseignantes, les infirmières, les nettoyeuses, les mères de famille… Et en famille, il faut aussi se répartir le travail : repas, ménage, éducation, entretien… Et malgré les beaux discours et quelques améliorations, les statistiques restent impitoyables: carrières, salaires, double (ou triple) tâches… Cette répartition très inégale se maintient au-delà des arrangements et des relations humaines. Le rapport social entre classes sexuelles a la vie dure.

Les aristocrates on les pendra…

Les rapports sociaux de classes, de genres, de catégories ethnicisées, de préférences sexuelles sont (presque) toujours aussi des rapports de domination, d’exploitation et d’oppression, même si, les relations humaines qu’ils contiennent peuvent y être agréables, respectueuses, chaleureuses ! Quelle que soit la société, il est très rare que l’interaction entre les parties dans un rapport social soit symétrique, cette interaction est presque toujours complémentaire. Il y a (presque) toujours un fort et un faible, un dominant et un dominé.

Domination. La capacité d’une des deux parties à imposer à l’autre le jeu social (les relations collectives du travail, par exemple). Cette capacité peut s’exprimer par la contrainte — inégalités de droits, usage de la force, pressions sociales et économiques — ou par le consentement — participation à une culture commune, intéressement individuel, aliénation (produit d’une violence symbolique acceptée).

Exploitation. La domination permet (presque) toujours l’exploitation des dominés par les dominants, c’est-à-dire une répartition inégale du résultat de la coopération. Plus de valeur ajoutée pour les employeurs, plus de carrières valorisantes pour les hommes et pour les BBB, plus de loisirs pour les maris, l’augmentation des loyers pour les propriétaires…

Oppression. C’est l’exercice de la violence symbolique, physique ou matérielle, l’expression de l’infériorité du dominé et son dénigrement. Cela suppose l’identification des deux parties, la naturalisation et la normalisation des différences existant prétendu- ment entre elles et la hiérarchisation de ces différences devenant inégalités naturelles. Les dominants ont plus de classe, de culture, d’intelligence, de mérite… et ça se voit. Les femmes sont plus émotives, moins rationnelles, plus capricieuses… et ça se voit. La violence symbolique peut produire l’aliénation, c’est-à-dire l’acceptation par les dominés de leur propre infériorité et la justification des inégalités.

Ah ça ira, ça ira, ça ira, ça fait deux-cents ans qu’on attend ça[6]Reprise du Ça ira par un collectif de rappeurs, 1997.!

Depuis peu, on se rend compte que cette structure de domination, d’exploitation et d’oppression est consubstantielle à tous les rapports sociaux et qu’elle s’applique également à notre rapport, à la nature, au monde animal et végétal[7]Il ne s’agit pas d’un rapport social à proprement parler, la nature ne pouvant agir, sauf si on considère que les jeunes pour le climat agissent comme dominés contre leurs ainés, … Continue reading. Homo sapiens serait un prédateur congénital ! Il dominerait, exploiterait et opprimerait la nature comme ses membres dominants domineraient, exploiteraient et opprimeraient socioéconomiquement, sexuellement et ethniquement ses membres dominés.

Cette consubstantialité serait une explication de la résistance de la machine sociale. Autrement dit, non seulement capitalisme, sexisme (patriarcat), racisme (impérialisme) et productivisme et spécisme auraient la même structure et le même fonctionnement, mais ils se renforceraient mutuellement, se soutiendraient dans leur reproduction. Il ne suffira pas de pendre les aristocrates ; le changement exige des luttes sociales globales.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Cet article s’inspire librement de Kergoat Danièle, «Comprendre les rapports sociaux» (Raison présente, n° 178, 2011).
2 Race bovine garantie 100 % pure belge.
3 Ladré, chanteur de rue (1re version du Ça ira), 1790.
4 Je sais, ça se discute : «Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette», disait le pin’s d’une copine, il y a 50 ans…
5 Voir ci-après le dernier sous-titre.
6 Reprise du Ça ira par un collectif de rappeurs, 1997.
7 Il ne s’agit pas d’un rapport social à proprement parler, la nature ne pouvant agir, sauf si on considère que les jeunes pour le climat agissent comme dominés contre leurs ainés, dominants.