Concilier apprentissages et projet, pas toujours facile. Et pourtant, il y a de beaux ratages. Malheureusement sans lendemains.
Louis, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. À l’école, c’était une masse de petits crétins gueulards avec des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups. Mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d’abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence.
La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.
Il s’était donc passé dans ces gens-là quelque chose d’extraordinaire ? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. J’avais pas dû m’en apercevoir…
J’avais comme envie malgré tout d’essayer de comprendre leur brutalité, mais plus encore j’avais envie de m’en aller, énormément, absolument, tellement tout cela m’apparaissait soudain comme l’effet d’une formidable erreur[1]1 Extrait du Voyage au bout de la nuit, de L.-F. Céline..
Ce passage me rappelle mon enfance, lorsqu’à l’occasion des activités parascolaires, nous avons parfois croisé des groupes de jeunes Flamands. Jamais ces rencontres n’ont été programmées par l’école, alors que nous nous trouvions à quelques centaines de mètres les uns et des autres. Peut-être que nous aurions appris à faire autre chose qu’à nous castagner. En tout cas, cela nous aurait changé des phrases à mémoriser à l’aide du manuel sur la vie tristounette de Jan, Piet et Liesje.
Ces souvenirs, ainsi que la relecture de cet extrait de Céline en classe, ont percuté les propos de nombre de mes élèves sur leur propre blocage autour de la langue néerlandaise. Celui-ci semble se nourrir de représentations sur nos compatriotes du Nord, renforcées par une réalité politique bien plus redoutable : le poids du vote de la droite dure et de l’extrême-droite, etc.
Ils ne nous aiment pas. Les experts s’interrogent sur la manière de surmonter le blocage linguistique. Mais, est-ce réaliste de le prétendre, sans s’attaquer à ces représentations ?
À l’époque, j’enseignais le cours de sciences humaines. En matière d’aménagement du territoire, nous travaillions sur la situation et l’histoire de Molenbeek, notre commune. Les débats du moment étaient vifs autour des grands travaux de réaménagement du quartier Maritime. À travers ce cours, je voulais qu’ils se réapproprient une histoire qu’ils connaissaient mal. J’espérais que se tissent mémoire, conscience critique et fierté.
Ces apprentissages seraient d’autant plus percutants si on se trouvait des interlocuteurs extérieurs à qui mes élèves pourraient présenter questionnements et découvertes. En lisant un manuel sur Anvers, le franc tombe ! Faire d’une pierre deux coups : découvrir cette ville et rencontrer de jeunes Flamands que nous inviterions chez nous par la suite.
Ma collègue de néerlandais est partante, et nous décrochons un contact avec une jeune professeure flamande, enthousiaste. Bigre : les contrastes seront au top. Si notre école qualifiante se trouve en milieu urbain paupérisé, la leur est d’enseignement général, apparemment plus aisé et en milieu semi-rural.
Nous entamons une correspondance scolaire et veillons à éviter tout court-circuitage par le biais des réseaux sociaux. Tout se fera sur support papier et par la poste.
S’échangent des textes, individuels et collectifs, où pointent des questions sur les représentations de l’autre : quelle image avez-vous de notre quartier, etc. ? Aussi de petits cadeaux. À chaque fois, s’ajoute une petite dose d’humour salutaire. L’une ou l’autre fois, nos élèves doivent rédiger préalablement leurs textes en français. L’échange de photos de classe, tant attendu, n’aura lieu que peu avant la première rencontre.
Celle-ci aura donc lieu à Anvers. Désirant réinvestir les notions abordées en sciences humaines, je propose d’utiliser la matinée à explorer un quartier déterminé. Ce sera l’occasion d’observer ensemble, d’interroger des passants, etc.
Nous ciblons trois quartiers : le centre-ville, un quartier populaire fortement investi par l’associatif, et le quartier juif. Chacun sera exploré par un petit groupe composé de Flamands, de francophones et d’un professeur.
Les élèves peuvent choisir le quartier dans lequel ils se rendront. Un groupe, composé d’une majorité de jeunes filles, demande de manière très déterminée à pouvoir visiter le quartier juif. Il se trouve qu’elles portent un voile long. Je les sais d’une grande finesse. Cependant, même si l’époque n’était pas encore aux crispations d’aujourd’hui, les accords de paix étaient enterrés depuis longtemps entre Palestine et Israël. Quels regards, nourris de quelles craintes et quelles représentations allaient pouvoir s’échanger ? N’étions-nous pas en train de jouer aux apprentis sorciers ? Et pourtant, comme notre collègue flamand, nous avions confiance. J’ai accompagné ce groupe.
Le grand jour arrive. Heureusement, la météo est de notre côté et la rencontre débute par un premier exercice brise-glace devant la gare. Échanges de rires et d’œillades ravies. Nous sommes une petite quinzaine, les jeunes Flamands, enseignement général oblige, dix de plus ! Les échanges sont enjoués dans un joyeux bordel. Une élève me confie : purée ! Mais, c’est qu’ils sont réellement balaises en français !
Arrive le moment où nous nous répartissons par groupes. Les élèves commencent à répondre aux questions, avec sérieux. Mais il y a aussi un vrai plaisir à chercher à baragouiner ensemble, même si le français devient plus fréquent au fil des heures. On entame aussi des discussions avec des passants, certains habillés de manière orthodoxe : costume et chapeau noirs, papillotes, etc. Étonnement de taille de certains élèves flamands : les Juifs d’Anvers parlent néerlandais !
La dynamique rassure les uns et les autres (et moi aussi), les langues se délient. Mes élèves veulent absolument visiter un magasin cachère, les jeunes Flamands suivent, curieux et amusés. Nos élèves font le parallèle avec la nourriture halale, nos correspondants écoutent, interrogent. On rentre chez un traiteur épicier. C’est l’heure de pointe, il y a une longue file. Le patron, longue barbe, kippa, nous invite du coin de l’œil à attendre. Le moment venu, les questions débordent largement celles prévues dans le questionnaire : pourquoi votre quartier semble pauvre alors que vous êtes très certainement riches ? Pourquoi n’allez-vous pas vivre dans un quartier plus moderne ?
Il est question, avec sincérité et humour, de richesse et de pauvreté, d’histoire d’immigration et de fidélité à une mémoire et à un lieu. Des questions qui rappellent nos discussions lors du travail sur le quartier Maritime… Le monsieur nous renvoie : et vous, si vous deveniez riche, auriez-vous nécessairement envie de quitter votre quartier ? Discussions sincères, étonnées. On se prend tous ensemble en photo.
En peu de minutes, une boule dans le ventre et la gorge, j’ai l’impression d’assister à un petit miracle, entre ces personnes, de différentes générations, faisant l’objet de stéréotypes croisés (les jeunes de culture/confession musulmane, les Flamands, les Juifs).
La visite se termine par une promenade dans le quartier des diamantaires, on croise des porteurs de valises attachées avec des menottes à leur bien précieux. Nous remarquons qu’il y a même des sièges de banques arabes. Les questions qui se formulent alors auraient permis de construire dix cours d’économie, mais le pique-nique nous attend.
L’après-midi, une mise en commun pas trop longue de nos explorations, puis, de nouveaux jeux. La journée passe trop vite et elle a été comme la météo : très belle. Les grammaires ont assez souffert, surtout celle du néerlandais, la rigueur des enquêtes de quartier définitivement immolée, et pourtant, nous avons l’impression que quelque chose d’important s’est passé.
Pas simple d’intercaler des rencontres (et leur préparation) dans les horaires très serrés de deux écoles. La seconde, prévue à Molenbeek, ne pourra avoir lieu qu’après les examens. Or, quand il s’agit de la préparer, les réticences de mes élèves se multiplient : y a rien à faire ici ! J’insiste, ils résistent. Toutes les activités se feront sur le mode ludique (c’est les vacances !) et au centre-ville.
Que retenir de l’expérience ? À la fois une grande joie (surtout pour le premier jour) et un sentiment de trop peu. D’abord, pour ce qui est des apprentissages. En matière langagière, si les rencontres ont créé des occasions de communiquer et d’agir pour du vrai dans la langue de l’autre, nous avons dû passer plus d’une fois par la langue maternelle (surtout celle de nos élèves) pour que les échanges ne se limitent pas à un langage trop fonctionnel et formaté.
Ensuite, l’exploration de certains quartiers d’une ville a certes permis de créer une réelle situation de communication, avec de réels enjeux d’échange. Cela a eu le mérite, bien involontaire, d’ouvrir la question : discuter, d’accord, mais autour de quoi, et pour quoi faire ?
Et de proposer d’autres réponses que celles fondées sur de petits jeux de communication ou des débats cousus de fil blanc, comme on en trouve trop dans tous les manuels de langue.
Ceci dit, cette réussite est surtout dûe à la conjonction de plusieurs heureux hasards — la réelle curiosité des élèves, l’ouverture des Anversois interrogés, la belle interaction ce jour-là, favorisée par un encourageant soleil de printemps, etc. — bien plus qu’au dispositif imaginé. Dispositif qui n’a pas permis non plus de surmonter les réticences de mes élèves à l’heure d’accueillir nos correspondants.
Il y avait donc matière à creuser. Deux années d’affilée, nous avons donc rentré un projet auprès d’une fondation soutenant les échanges linguistiques. Deux années de suite, le projet ne fut pas retenu. C’est vrai qu’à le lire, il semblait bien moins incroyablement pimpant que les autres. La maternité de notre collègue flamande et un manque d’accroche avec son remplaçant firent le reste.
Notes de bas de page
↑1 | 1 Extrait du Voyage au bout de la nuit, de L.-F. Céline. |
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