Résistances

Le pouvoir politique et les chercheurs en pédagogie : l’école rêvée ?

10-5.jpgLe pouvoir politique reste enfermé dans sa logique budgétaire, s’interdisant de traduire ses intentions en moyens à mettre en œuvre de peur d’être contraint de faire le constat de sa propre impuissance. Ce qui ne devait être au départ qu’une contrainte transitoire s’est érigée en dogme : il est non seulement hérétique de penser le changement en terme de déséquilibre budgétaire, mais il est aussi devenu inconvenant d’évoquer la nécessaire cohérence entre les intentions, les moyens mis en œuvre et les résultats attendus. Ainsi, le pouvoir politique en est réduit à dire l’idéal et à le traduire en injonctions incantatoires, là où on attend de lui qu’il dise le possible sous forme d’objectifs mesurables, qu’il mette en œuvre des moyens appropriés et évalue les résultats pour adapter ces moyens en fonction des objectifs fixés.

Le fondement de toute action politique dans l’enseignement repose désormais sur le postulat qu’il est possible de faire mieux avec moins. Cette logique de la nécessaire croissance de la productivité est le résultat du constat que la Communauté française n’a pas les moyens financiers de ses ambitions mais ne peut renoncer à ces ambitions sans remettre en cause sa légitimité. Dès lors, le pouvoir politique fonctionne essentiellement avec deux types d’arguments.

Le premier est l’argument budgétaire, comme contrainte extérieure, comme cheval de bataille et objectif de son action, la valeur de l’action politique se mesurant essentiellement à l’équilibre du budget d’une part et à la quantité d’énergie employée d’autre part à pourfendre l’ennemi extérieur qui maintient la Communauté française en état d’asphyxie budgétaire.

Le deuxième, l’argument pédagogique, celui qui fait de la pédagogie la solution à tous les problèmes, permet donc de situer le débat exclusivement au niveau qualitatif et fournit au pouvoir politique la caution scientifique indispensable.
Sur la base de ces arguments, tout apparait comme étant pensé – les chercheurs en pédagogie sont là pour le confirmer – au mieux des possibilités budgétaires, et l’impuissance du pouvoir politique à atteindre l’idéal qu’il brandit ne peut s’expliquer que par les résistances aux changements des acteurs chargés de leur mise en œuvre.

Résister ou renoncer

Dans résistance au changement, comment faut-il comprendre le mot résistance ?

Si l’on s’accorde sur le fait que le changement n’existe que quand il se traduit non seulement au niveau des déclarations d’intentions et des prescrits mais aussi au niveau des pratiques réelles et des résultats de ces pratiques, force est de constater qu’aucun des acteurs de l’enseignement n’est aujourd’hui en mesure d’y impulser un réel changement pour l’égalité.

Depuis les années nonante, l’École a été soumise à un flot ininterrompu de réformes et de contre-réformes qui ont toutes échoué, à l’exception notoire d’une seule : celle qui avait pour objectif de réduire les dépenses en licenciant quelques milliers d’enseignants. Parce qu’il fallait que cela coute moins cher, il fallait à la fois exiger plus de l’école et neutraliser les enseignants. La pédagogie fournissait les fondements théoriques légitimes et le pouvoir pouvait ainsi démontrer que si ça ne marchait pas, c’était à cause des résistances au changement des enseignants. Ainsi bafoués publiquement, ceux-ci étaient sans doute censés courber l’échine et accepter d’en faire plus en maintenant à bout de bras l’enseignement à un niveau acceptable.

C’était sans compter sur le fait qu’enseigner est un métier, et que, malgré toute leur bonne volonté et leurs bonnes intentions, les enseignants se heurtent inévitablement à des contraintes techniques. Ils vivent donc dans la pratique quotidienne de leur métier l’inadéquation entre les changements annoncés et les moyens mis en œuvre, sont directement confrontés à ses conséquences et s’en voient attribuer la responsabilité. D’où leur « résistance ».

Cependant, si les décideurs ont pu leur faire endosser cette responsabilité avec autant d’assurance, c’est aussi parce que les enseignants eux-mêmes ne se sont pas suffisamment appuyés sur leur culture professionnelle pour résister collectivement. Tout au plus ont-ils centré leurs revendications syndicales sur la simple arithmétique des conditions de travail (temps de travail, salaire), alors que l’enjeu essentiel résidait dans l’inadéquation technique entre les objectifs annoncés, les réformes décrétées sous label scientifique et les conditions techniques de leur mise en œuvre.
Les écoles se trouvent aujourd’hui face à des défis qu’elles sont dans l’incapacité de relever parce que les outils et l’organisation du travail sont inadéquats (manque de temps, manque de moyens financiers, techniques et humains, infrastructures inadaptées et structures institutionnelles incohérentes). Pire encore : non seulement les réformes échouent mais elles contribuent à désorganiser l’école, à la rendre moins efficace et à disloquer la culture professionnelle des enseignants. Les enseignants s’épuisent, finissent par renoncer à leur métier et, privés de légitimité professionnelle, les syndicats sont de plus en plus impuissants à empêcher que le poids moral des bonnes intentions des décrets ne pèse sur le temps et les conditions de travail des enseignants.

Résistons ensemble

L’alliance des syndicats, des chercheurs en pédagogie et des enseignants : l’école du possible ?

Il est urgent de se préoccuper non seulement des changements qui seront en mesure d’améliorer la qualité de l’enseignement tout en produisant plus d’égalité sociale dans l’apprentissage, mais aussi des procédures et processus qui rendent possibles techniquement ces changements dans l’exercice quotidien du métier de tous les enseignants, dans tous les établissements scolaires.

Cela implique un changement culturel dans la pratique du pouvoir. Il s’agit en effet d’intégrer dans le processus de négociation des réformes, non seulement comme c’est le cas actuellement, les préoccupations strictement syndicales des enseignants, mais aussi la cohérence et la pertinence technique des réformes.

Et il ne suffira pas de consulter de manière informelle les enseignants individuellement. Il s’agira tout au contraire d’intégrer un acteur collectif légitime capable de représenter la culture professionnelle des enseignants dans un processus permanent de négociation et de suivi des réformes en lien avec les conditions techniques réelles de leur mise en œuvre. L’idéal serait que les syndicats soient en mesure de jouer ce rôle. Mais pour cela, il faudrait aussi qu’ils changent de culture et de pratique et intègrent en leur sein la recherche et la réflexion sur les pratiques professionnelles des enseignants, non comme un centre de recherche pédagogique de plus, mais en organisant des échanges d’expériences entre praticiens débouchant sur des débats et des prises de position démocratiquement construites.

Le changement dépendra donc à la fois, de la capacité des enseignants à se mobiliser pour revendiquer collectivement leur expertise sur les pratiques d’enseignement, de la volonté des syndicats d’intégrer cette expertise dans leurs stratégies de négociation collective et de l’extension du champ de la recherche pédagogique aux conditions qui rendent le changement non seulement souhaitable mais possible.