Coups de rétroprojo complètement ringard sur le projet personnel du jeune : que cache cette évidence idéologico-pédagogique ?
Le mythe de l’acteur libre et rationnel, entreprenant et conquérant, paradigme implicite de la pensée unique, a imposé son corollaire à l’enseignement : le projet personnel du jeune. Il peut d’ailleurs mobiliser les acteurs scolaires et produire des effets intéressants. C’est moins son (in)efficacité qui est ici discutée que son évidence quatre fois occultante.
Le projet personnel du jeune s’inscrit dans une tradition personnaliste déjà bien ancrée chez les enseignants. Il y aurait, en chacun de nous, en chacun de nos élèves, une richesse particulière, un talent personnel à découvrir, différent des autres, une vocation propre à révéler. Ce projet personnel étant lié à une orientation scolaire particulière correspondante à cette vocation, l’école a ainsi pour fonction de révéler à chacun sa richesse potentielle et de l’orienter pour la développer. Toutes les richesses, tous les talents, toutes les vocations ayant bien sûr une égale valeur, de puéricultrice à chirurgien, de coffreur à ingénieur, seul le salaire pouvant varier, mais ô combien mesquin est-il de le rappeler !
Le rénové a d’ailleurs été organisé en partie sur base de cette conception : un premier degré d’observation permettant de s’essayer à tout et de « découvrir » ses talents personnels, un deuxième degré d’orientation permettant de confirmer ses « dispositions » naturelles et un troisième degré de détermination permettant de les certifier. Mais cette organisation des études liée à cette conception a hélas bien montré que la détermination, sociale cette fois, était bien plus précoce que le troisième degré ! Qu’à cela ne tienne, pour les socialement déterminés à l’échec, l’explication était toute prête.
S’ils décrochent, s’ils échouent, ces jeunes, c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas encore découvert ce qu’ils avaient vraiment en eux, leurs véritables dispositions, leurs talents, leur richesse. Mais si on les aide à les découvrir, ils pourront se donner un projet personnel correspondant à leur personnalité propre et, fort de ce projet, ils pourront se remobiliser et réussir. Ce qui est d’ailleurs en grande partie vrai, mais ce qui éprouve moins la réalité du don que la force du désir.
Ainsi l’école n’aurait pour fonction que de simplement révéler les richesses de chacun et lui permettre de les développer. C’est concevoir la personne humaine comme immanente et l’identité comme donnée ou reçue, ce qui fait fi des sciences humaines. C’est surtout accepter d’entériner un ordre social et culturel existant. Car ces richesses personnelles ne sont évidemment pas que personnelles et différentes, mais aussi sociales et culturelles, et inégales, face à l’école ! Se contenter de reconnaître les richesses personnelles, c’est aussi renoncer à une volonté collective, à un projet commun et démocratique. L’école ne doit pas avoir pour seul projet de répondre à ce que serait le jeune intrinsèquement (!?), mais elle doit aussi avoir le projet de le changer. L’école n’est pas seulement au service de chaque consommateur individuel plus ou moins exigeant, elle ne doit pas seulement répondre au projet de chacun (ce qu’elle ne fait d’ailleurs même pas), mais elle doit aussi avoir une volonté collective de changement et de progrès, avoir un projet commun pour tous, comme celui de faire acquérir à tous un socle commun de compétences et à une majorité d’atteindre les compétences terminales, ce qui suppose plus de violence que d’empathie pédagogique.
Et cette volonté collective de changement, faire réussir le plus grand nombre, devrait aussi se nourrir de ce qui fait réussir les meilleurs. Car, s’il est peut-être vrai que ceux qui échouent n’ont pas de projet, l’inverse n’est pas vrai : ceux qui réussissent bien en ont encore moins ! C’est ce que montrent en tout cas les recherches d’ESCOL et de Dubet. Elles ont montré que ceux qui réussissaient le mieux étaient ceux qui travaillaient pour aujourd’hui et non pour demain, pour l’intérêt de l’activité proposée, pour le plaisir de la recherche, pour la valeur du savoir en lui-même et non pour ce qu’on en fera plus tard.
Ainsi les meilleurs élèves des meilleurs lycées français n’ont pas, même au moment du bac ou au début de l’enseignement supérieur, de réel projet personnel et/ou professionnel. Ils sont entièrement dans leurs études et ils y sont bien, sans encore savoir ce qu’ils en feront. Leur expérience scolaire prend totalement sens dans le présent. Ils font des maths ou des sciences parce qu’ils aiment les maths ou les sciences.
C’est avant tout le sens des activités scolaires qui importe pour l’apprentissage et la réussite. Charlot propose le sens dans une triple acception :
• le sens comme signification : ce que je fais en classe ici et maintenant, je le relie à d’autres choses que je connais, choses qui prennent et qui donnent un sens nouveau et supplémentaire ;
• le sens comme orientation : ce que je fais en classe ici et maintenant se situe dans un parcours, avec un avant et un après qui me situe entre d’où je viens et vers où je vais ;
• et le sens comme valeur : ce que je fais en classe ici et maintenant, je le considère comme important, je lui donne de la valeur et cela prend valeur et donne valeur à d’autres choses que je connais ou que je fais.
Bien sûr, le projet personnel du jeune peut aider à donner un triple sens à l’activité scolaire qu’il vit ; il peut même d’une certaine manière suppléer au manque de sens intrinsèque de l’activité et par là, favoriser l’implication et la réussite. Il n’empêche que les enseignants devraient consacrer plus d’énergie à aider leurs élèves à habiter le présent plutôt qu’à préparer l’avenir, à concevoir des activités qui prennent sens dans l’expérience du moment plutôt qu’en référence au devenir.
D’autant que le devenir en question, pour les jeunes en général et pour ceux concernés en particulier, ils le sentent plutôt mal. L’actualité récente l’a montré (émeutes en France, enquête de Les jeunes s’en mêlent, pétition pour Joe…), c’est la précarité de l’avenir qui hante les jeunes. Car, économiquement, il ne s’agit plus d’avoir le projet d’y arriver demain, il s’agit d’être en projet d’un devenir permanent, ce qui est beaucoup plus exigeant, ce qui n’est d’ailleurs possible que pour ceux disposant des meilleures ressources.
Or, ce n’est pas à ceux-là qu’on propose de se reconstruire un projet personnel. C’est surtout à ceux qui décrochent et dont on juge qu’ils décrochent parce qu’ils ne voient pas pour quoi investir l’école, parce qu’ils ne voient pas vers quoi ils pourraient travailler, ni la valeur de ce « vers quoi ». On le propose surtout à ceux qui ont objectivement le moins de chances sociales de réussir leurs projets, ceux dont l’école a déjà détruit les chances d’un avenir dont on peut rêver.
N’y a-t-il pas une ironie féroce de la part de l’école de faire échouer des jeunes et de leur demander ensuite pour réussir de développer un projet personnel ? Ce projet personnel ne serait-il que l’intériorisation et l’acceptation de l’incapacité à réussir du général pour tous, et l’intériorisation et l’acceptation de la capacité à entreprendre un particulier pour soi, évidemment moindre que le général ?
Bien sûr, il manque dans différents domaines de bons artisans et des ouvriers qualifiés. Et si des jeunes disqualifiés par l’enseignement de transition peuvent se reconstruire dans l’enseignement de qualification à travers un projet personnel travaillé dans ce sens, alors vive le projet personnel du jeune. Mais le problème n’est-il pas plus complexe que cela ? Quel rapport et comment le travailler entre une orientation négative (pour la majorité) et un projet positif ? Quelle proportion d’élèves du qualifiant deviennent de bons artisans ou des ouvriers qualifiés ? Quelle est la meilleure façon de devenir un bon artisan ou un ouvrier qualifié ? Comment revaloriser le travail directement productif ? Comment justifier la formation personnelle par le projet strictement professionnel ? Etc.
L’expression « projet personnel du jeune » est par ailleurs explicite : projet personnel, individuel… il y a de la part de l’école qui veut le développer au moins une double occultation du collectif.
Première occultation : le jeune est issu et reste membre de plusieurs collectivités qui ont contribué à faire de lui ce qu’il est à l’école. Le projet personnel du jeune à l’école doit-il se développer indépendamment de ses différentes (af)filiations ? Est-ce possible et/ou souhaitable ? Quel rapport entre émancipation individuelle et émancipation sociale ? Quelles fidélités, quelles ruptures, quelles trahisons ?
Deuxième occultation : le projet personnel du jeune ne peut se développer que dans un collectif la classe et l’école dont on parle d’autant moins qu’on parle plus du projet personnel. Et dans les modes pédagogiques, le projet personnel a supplanté la pédagogie du projet dans les discours. Au-delà de la concurrence idéologique entre les deux tendances, il y aurait pourtant une belle complémentarité à chercher entre les deux formules. Surtout si on considère que les exclusions « individuelles » sont des processus « sociaux ».
Alors la dignité, avec ou sans projet personnel, est à reconquérir collectivement dans des projets de classe, forts, motivants, mobilisant, individuellement et collectivement, dans le présent et pour l’avenir…