Réussir dès l’école maternelle

Si l’on ne peut imputer à l’école maternelle ce qui relève plus largement de problèmes de société, on ne peut non plus penser que celle-ci est étrangère à tout questionnement sur l’échec scolaire.

La démocratisation de l’accès à l’école maternelle n’a pas entrainé mécaniquement une démocratisation de l’accès aux savoirs. Cette situation, si elle n’est pas correctement analysée, produit des effets dévastateurs sur les enseignants eux-mêmes enfermés dans une fausse alternative :

  • L’explication des difficultés des élèves de milieu populaire par leur origine sociale : tout se joue avant l’arrivée à l’école ou à côté de l’école. Les enseignants sont renvoyés à une impuissance totale.
  • Le déni de la question sociale et ce sont alors des réponses techniques, pédagogistes. Là l’école et l’enseignant sont seuls responsables de ce qu’il advient des élèves. Ils sont renvoyés à une toute puissance fausse et dangereuse.

Il nous faut donc comprendre ce qui est à l’œuvre dans les difficultés, voire les échecs des élèves, comprendre les mécanismes qui les produisent, en montrant qu’il n’y a pas de fatalité à ces échecs et que des pistes de travail sont déjà mises en œuvre comme autant de possibles.

Les facteurs de discrimination

Rapport à l’école, au savoir, à l’apprendre

Tous les enfants n’arrivent pas à l’école dans les mêmes conditions, avec les mêmes connaissances, etc. En un mot ils n’arrivent pas tous déjà constitués en élèves et c’est le rôle de l’école maternelle que de leur permettre de le devenir (même s’il ne saurait être question de se contenter de ” fabriquer ” des élèves).

Une enquête auprès d’un panel d’élèves de grande section (dernière année de maternelle, élèves de cinq ans en moyenne) du quartier de la Goutte d’Or à Paris, quartier dans une grande précarité économique et sociale, en témoigne. Les réponses des élèves se répartissent en deux catégories qui recoupent celles définies par Jacques Bernardin[1]J. Bernardin, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz, 1997. ou par Élisabeth Bautier, Bernard Charlot et Jean-Yves Rochex [2]E. Bautier, B. Charlot, J.-Y. Rochex, Ecole et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Armand Colin, 1992.. Ces réponses permettent de cerner deux idéal-types :

Les élèves que Jacques Bernardin définit comme ” actifs chercheurs “.

  • Ils disent qu’apprendre à l’école leur permet de ” devenir grand “, de s’affranchir de la tutelle des adultes (” comme ça je suis pas toujours obligé de demander à ma maman “).
  • Ils mesurent la nécessité d’un engagement personnel (” il faut essayer “).
  • Ils ont conscience que l’activité intellectuelle est essentielle (” il faut réfléchir dans sa tête “).
  • Ils apprennent à mesurer l’efficacité de leurs stratégies, s’appuient sur ce qu’ils savent déjà, sur leurs réussites et ont une bonne image d’eux-mêmes.

Les ” passifs récepteurs “.

  • Ils ne disent ” je ” que pour dire ” je ne sais pas “.
  • Ils ne perçoivent ni le but de l’activité ni les finalités de l’apprentissage (” lire ça sert à lire “, pour lire ” il faut tourner les pages, parler avec sa bouche et regarder avec ses yeux “).
  • Ils sont dans le faire, exécutent des tâches successives, identifiées au contexte, sans que celles-ci ne soient porteuses de sens ou assimilables à une activité qui met en jeu la réflexion (pour bien apprendre il faut ” travailler, écrire, lire les cahiers, jouer, sonner pour aller dans la classe “).
  • Ils conditionnent leur réussite à un comportement supposé attendu par le maitre (pour bien apprendre il ne faut ” pas faire de bêtises “). Cette dépendance affective s’accompagne d’une dépendance cognitive : il est important d’apprendre à l’école pour faire ce que dit la maitresse (” il faut mettre des étiquettes dans des boites “).

Rapport au langage

Après une visite au musée, les échanges entre des élèves de moyenne et grande sections, montrent que certains ont compris qu’à l’école il s’agit de ” parler sur ” comme le dit Élisabeth Bautier [3]E. Bautier, Pratiques langagières, pratiques sociales, L’Harmattan, 1995. lorsque d’autres ” parlent de “. Alors que quelques élèves parlent de leur émotion à prendre le métro pour la première fois, ou de voyages avec leurs parents, d’autres s’expriment sur l’espace musée et en expliquent les fonctions (le musée est un lieu où l’on va voir de la peinture, de la sculpture), comparent des œuvres rencontrées, en évoquent d’autres vues en reproduction dans la classe. Les premiers ne se dégagent pas de leur ressenti, de leur expérience singulière (que bien sûr il ne s’agit pas d’évacuer).

Pour eux le langage intervient dans l’immédiateté du vécu, de la relation. Les autres ont cerné l’objet des pratiques langagières à l’école : produire de la pensée avec ses pairs, construire un système de représentation du monde. Ils ont intégré qu’à l’école le langage définit, catégorise, explicite, justifie, analyse,…. Cela exige un changement complet de posture pour les élèves issus des milieux populaires, changement nécessaire aussi lorsqu’ils sont confrontés à la langue et au langage comme objets d’étude et non plus comme médiateurs d’un discours.

Enfin, toute pratique langagière se réfère à des habitus ; elle est faite d’implicites qui créent des malentendus entre maitres et élèves car un mot, une expression n’ont pas nécessairement le même sens en fonction du contexte où ils sont énoncés.

Connaissance des codes

L’école est le premier lieu institutionnel où la relation aux autres est médiatisée par un objet extérieur, le savoir. C’est le premier lieu où il y a à se déprendre du familier pour rencontrer une nouvelle approche du monde. Alors que dans le milieu familial, on répond aux besoins exprimés, aux questions spontanées, à l’école on diffère, on pose des questions que les élèves ne se posent pas seuls, on dissocie pratiques et savoirs dans une décontextualisation progressive.

Devenir élève c’est percevoir les spécificités de la norme scolaire et la nécessité de l’intégrer pour entrer dans les apprentissages. Les élèves en difficultés ne perçoivent dans les contraintes imposées que leur aspect injonctif, et arbitraire (” c’est la maitresse qui l’a dit “). Ils répondent soit par une agitation désordonnée, allant jusqu’au refus, soit par une attitude de soumission dans le comportement autant que dans la non-mobilisation intellectuelle.

Ils ne mesurent pas que demander la parole, en levant la main, attendre son tour, c’est se mettre en situation d’être entendu autant que d’entendre les autres, conditions nécessaires pour apprendre ; que jouer seulement lorsqu’on y est autorisé, c’est ne plus être dans la toute puissance de la petite enfance ; qu’achever une activité commencée, chercher soi-même les outils nécessaires à la réalisation de la tâche sont des contraintes porteuses de sens car ils n’ont pas encore construit le sens des activités qui leur sont proposées, le sens même de l’école.

Ce que disent les élèves est un précieux outil de travail car ils nous donnent à entendre ce sur quoi nous avons à travailler, quelles situations d’apprentissage nous devons mettre en œuvre pour que se transforme leur rapport au savoir. Car le rapport à l’école, aux savoirs, à l’apprendre n’est pas figé, il se construit dans l’interaction entre un sujet et son milieu, il s’élabore dans l’acte même d’apprentissage.

Les facteurs de réussite

Du pari philosophique aux partis pris politiques et pédagogiques

La pratique enseignante repose toujours sur une conception de soi, de l’autre, du monde, qu’elle soit ou non nommée. L’acte pédagogique est d’abord un acte politique.

Le GFEN [4]Groupe Français d’Education Nouvelle, mouvement de recherche et de formation. pose au centre de ses travaux le pari du ” tous capables ” de réussir, bien au-delà de la réussite scolaire, la construction de sa vie, une action sur le monde.

Cela passe par ce que Bernard Charlot [5]B. Charlot, Du rapport au savoir. Eléments pour une théorie, Anthropos, 1997. appelle la lecture au positif, qui consiste à lire autrement ce qui apparait comme du manque, à se départir d’un jugement, qu’il soit moral ou idéologique, à comprendre ce qui est à l’œuvre, à entendre ce que disent les élèves de leurs représentations de l’école, du maitre, de l’apprentissage, de leur rôle et de celui de l’adulte dans la classe. Pour cela les relations avec les familles jouent un rôle essentiel.

Une conception du savoir

Les jeunes enfants, lorsqu’ils ont la possibilité d’agir et de penser de manière critique, mesurent vite combien l’enjeu des apprentissages relève de l’émancipation (je peux m’habiller tout seul, je sais écrire mon prénom), combien apprendre ce n’est pas capitaliser mais s’engager dans un processus de transformation. Travailler ces enjeux dans la classe, les inscrire dans leur dimension anthropologique, c’est travailler sur le sens de l’apprendre et donc de l’école : l’histoire de l’écriture, des grottes de Lascaux au système alphabétique en passant par les idéogrammes, ouvre d’énormes perspectives aux élèves de cinq ans lorsqu’elle est mise en liens avec leur propre cheminement, des premières traces désordonnées, jusqu’à l’écriture du prénom ou de quelques mots.

Réaliser que chaque petit homme s’inscrit dans une histoire qui à la fois le dépasse et en même temps le concerne (je ” refais ” en trois ans ce que l’humanité s’est construite en 14000 ans) c’est entrer dans une ” culture commune “, commencer à se construire un projet d’apprendre porteur de sens.

Le savoir c’est ce qui excède le cadre du vécu. Y compris dans ce que l’on appelle les savoir-faire qui, avant d’être automatisés, ont impliqué une réflexion sur l’efficience de certains gestes, la pertinence de procédures. Ce n’est donc pas la multiplication des actions qui permet d’apprendre mais leur compréhension, leur mise en lien. Les élèves même jeunes doivent découvrir grâce aux sollicitations des maitres la réflexion derrière chacune de leurs actions : par exemple il ne suffit pas de trier des objets pour se construire le concept de catégorie. Encore faut-il pouvoir expliciter les critères de constitution d’un ensemble, nommer ce qui est commun à différents éléments réunis.

Une conception de l’apprentissage

  • Le défi cognitif.
    L’apprentissage est un processus de transformation de ses conceptions, une transformation qui exige souvent d’entrer en conflit avec soi-même. C’est une vraie prise de risque pour les élèves fragiles, risques qu’ils ne vont pas prendre spontanément. La démarche d’enseignement a alors pour objectif de proposer une réalité qui fait butée, un problème à résoudre : ce sont les contraintes qui mobilisent l’activité intellectuelle, libèrent l’imaginaire. C’est par le biais de propositions complexes que les élèves se mettent en mouvement dans la recherche de solutions : lorsqu’ils doivent trouver des critères de flottaison de matériaux ou d’objets divers, les élèves construisent pas à pas leurs réponses, et pour ce faire cherchent, se trompent, essayent, recommencent, élaborent des hypothèses qu’ils confrontent à celles de leurs camarades.

    S’ils passent par la manipulation, c’est bien l’activité intellectuelle qui est centrale, par laquelle ils vont ” décrocher ” de l’expérience sensible, pour la mettre en mots, la formaliser, construire un modèle de représentation opératoire au-delà du contexte qui l’a fait émerger[6]M. Libratti & C. Passerieux,Les chemins des savoirs en maternelle, Chronique sociale, 2000..

    Certains élèves affirment que ce sont les petits objets qui flottent, ou les objets verts ! Ces ” certitudes “, liées aux expérimentations du moment seront questionnées par l’intervention de l’adulte qui fait couler un ” petit ” objet.
  • Dissocier tâche et activité.
    Pour mener l’activité, les élèves réalisent des tâches qui parfois les emportent jusqu’à oublier l’activité (par exemple lorsqu’ils doivent identifier des formes géométriques par coloriage). Les élèves ne peuvent éviter la confusion entre la tâche de coloriage et l’activité mathématique que s’ils savent ce qu’ils font, pourquoi, et comment ils vont procéder. Des observations d’élèves montrent également l’importance de l’annonce du début et de la fin de l’activité, la clarté sur les critères d’achèvement autant que de réussite d’un travail.

    L’appel à la mémoire didactique favorise l’inscription dans un processus d’apprentissage, par la convocation des savoirs antérieurs, la mise en relation de différentes activités, la conscience au fil du temps que les connaissances sont provisoires. Pour cela le facteur temps est déterminant, le temps de la maturation, de la réflexion, de l’erreur, de la régression, de la perception des progrès et de ce qu’ils entrainent, de la construction d’une image positive de soi.

    L’école maternelle a un rôle essentiel à jouer pour permettre à chaque enfant de devenir un élève en même temps qu’il se construit comme individu social, dans un rapport vivant au monde, aux autres, aux savoirs. Elle doit apprendre la norme scolaire à la condition que cette norme ouvre un espace de liberté, qu’elle ouvre à l’émancipation de tous. C’est possible dès les plus petites classes quand le pari est fait de l’intelligence de tous, quand les potentialités des plus jeunes sont reconnues.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 J. Bernardin, Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz, 1997.
2 E. Bautier, B. Charlot, J.-Y. Rochex, Ecole et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Armand Colin, 1992.
3 E. Bautier, Pratiques langagières, pratiques sociales, L’Harmattan, 1995.
4 Groupe Français d’Education Nouvelle, mouvement de recherche et de formation.
5 B. Charlot, Du rapport au savoir. Eléments pour une théorie, Anthropos, 1997.
6 M. Libratti & C. Passerieux,Les chemins des savoirs en maternelle, Chronique sociale, 2000.