Rituel et maitres-mots

Nous en avons dit l’importance. Nous avons vu, surtout pour les petits, l’utilité d’une langue efficace, accessible à tous : les petits, les étrangers gênés par le vocabulaire peuvent utiliser des mots, bien connus, qui leur donnent pouvoir. Il s’agit d’une première ordonnation des réactions passionnelles, qui donne sens à l’institution. Chacun sait que son tour viendra, comment il doit faire pour être entendu et imagine facilement ce qui va se passer. Pourquoi s’inquiéter ? Dans un cadre institué, qui n’a rien d’une scène de théâtre, il est difficile de faire une scène ou d’être théâtral. Gesticulations et mimiques perdent de leur pouvoir suggestif, et cela est bien appréciable quand l’irruption de l’affectivité favorise les contagions hystériques et les formes préverbales de communication. Un rituel stable évite les phases d’irrésolution si propices au désordre et aux manipulations. Jouant le rôle des consonnes dans une langue, les maîtres-mots introduisent dans le discours collectif, souvent informe et confus, des coupures, des scansions qui l’organisent.
Il est bien agréable d’avoir à sa disposition une « machine à dédramatiser et à clarifier le discours », une machine qui enseigne à tous (au maitre aussi) à parler utilement : c’est de cette possibilité de parole utile que dépend l’avenir du Conseil… et de la coopérative. Nous donnons ci-dessous la quinzaine de maîtres-mots en usage dans une classe de perfectionnement de Nanterre vers 1960 et quelques règles qui assuraient le déroulement des séances. À titre d’échantillon : il ne s’agit pas de règles monastiques ; à chaque groupe de trouver son langage, de créer ses rites, en se souvenant simplement que c’est de la régularité que naissent la règle et la régulation.
1. LE CONSEIL COMMENCE. Et le silence se fait.
2. DÉCISIONS DU DERNIER CONSEIL. Au secrétaire, chaque responsable répond : FAIT, ou explique ses difficultés.
3. QUI TROUVE QUE LA CLASSE MARCHE MAL ? [1]La question optimiste : « Qui trouve que la classe marche bien ? » provoquait une joyeuse animation inopportune en ce début de réunion. 16 présents. 4 mains levées = 12 sur 16. C’est la classe qui se trouve ainsi notée. Les 4 mécontents, notés par le secrétaire auront certainement quelque chose à dire, sinon pourquoi auraient-ils levé la main ?
4. Une querelle sans importance est longuement évoquée. On s’ennuie. Le président estime que cela a assez duré : TAS DE SABLE [2]Raccourci de : « Querelle de bambins autour d’un tas de sable » : aucune importance. ? On manifeste son manque d’intérêt en levant la main. L’affaire est réglée [3]Bien savoir que, si cette censure du groupe est sévère, certains petits ne s’exprimeront jamais. Heureusement, le maitre existe. .
5. Il est bien agréable pour un taquin d’écouter les plaintes de ses victimes : on rit, et pour un héros d’entendre le récit de ses exploits : on admire. Mais les dramatisations, l’exhibitionnisme, les chantages affectifs ne résistent guère à la statistique : QUI SE PLAINT DES TAQUINERIES DE DOMINlQUE ? Le secrétaire compte, inscrit et annonce : DOMlNlQUE TAQUIN : 7. Aucun commentaire. Dominique sait qu’on en reparlera au prochain Conseil. L’agressivité du groupe s’est exprimée d’une manière froide, impersonnelle, à peine ressentie comme telle. La taquinerie est une monnaie qui n’a pas cours : il n’y aura pas d’affaire Dominique ». Il faudra trouver autre chose, évoluer.
6. Le Conseil se transformerait en tribunal : Pierrot est mort. On a voulu empoisonner Thierry. Il importe d’éviter les psychodrames d’amateurs et d’accélérer la procédure. L’accusé sait qu’automatiquement il aura la parole : il peut s’abstenir de gesticuler et préparer sa défense en attendant le traditionnel : LA PAROLE EST A L’ACCUSÉ.
7. Il récuse les faits ? TEMOINS ? Le nombre de mains levées donne une première idée sur ce qui s’est passé.
8. Mais l’affaire n’est pas close. II faut en parler ensemble : QUI VEUT PARLER DE CETTE AFFAIRE ? C’est un conseil dans le Conseil qui s’organise [4]Il suffirait de respecter « démocratiquement » l’ordre du jour ou le tour de parole pour rendre improbable toute discussion réelle et noyer l’affaire. La manœuvre est classique.. Le président a bien centré le débat, mais trop de mains se lèvent.
9. Incapable de noter, il distribue des numéros, limite le temps de parole et interdit les redites : chacun écoute et parlera à son tour, sans fioritures, évitant le DÉJA DIT ! qui lui retirerait la parole.
10. La discussion a abouti. On pressent que, dans l’ensemble, le groupe est d’accord sur la décision à prendre, qui vient d’être formulée clairement. Un : AVIS CONTRAIRES ? permet de clore le débat ( … ou de le rouvrir).
11. DÉCISION : Le président (ou le secrétaire) redit lentement ce qui s’écrit sur le cahier de Conseil.
12. LE CONSEIL CONTINUE : l’affaire est entendue, on passe à la suite.
13. C’est long ! Les uns se passionnent, d’autres somnolent ou jouent. Jean-Paul pratique délibérément l’obstruction, parle, grogne et amuse tout le monde. Une remontrance du président ferait rire : c’est ce qu’il attend. JEAN-PAUL GÊNEUR ! Ledit Jean-Paul se calme : il sait que c’est inscrit, il sait aussi que, s’il insiste, il entendra encore JEAN-PAUL GÊNEUR ! Le secrétaire ajoutera : DEUX FOIS. Il lui restera à prendre sa chaise et à sortir du cercle, à écouter (s’il le veut) les autres proposer et décider. Il aura (momentanément) perdu la parole et n’aura pas intérêt à protester : on ne l’écoute plus, il n’est plus protégé par la loi que, lui-même, vient de nier…
14. C’est la fin ; le secrétaire annonce : DÉCISIONS DU CONSEIL, et relit lentement. Sa parole devient loi, que nul n’est censé ignorer.
15. LE CONSEIL EST TERMINÉ. Ite missa est. Ouf ! on peut bavarder. On vient de dire en 45 minutes ou 1 heure plus de choses qu’on n’en aurait pu dire en trois si l’on avait jacassé.
Très dure, très directive dans sa forme et ses procédures, la réunion demeure absolument non directive quant au fond, au contenu. Chacun, y compris le maitre, a pu dire ce qu’il avait à dire, dans le langage qui lui convenait, sans risquer de jugement de valeur autre que celui du groupe. Si cette condition n’est pas remplie, pourquoi faire un Conseil ? Certains, fiers du sérieux et du calme de leurs « réunions de travail », se rendent à peine compte que lesdites réunions ont perdu leur sens et leur utilité. Il est bon de s’assurer que, si les conflits ne viennent plus en Conseil, ils ne sont pas réglés ailleurs, autrement et sans contrôle possible, et que les problèmes de relation « qui ne se posent plus » n’ont pas été scotomisés. Il faut avouer que la tentation est forte : à certaines époques (cf. « Le tumulte au Conseil »), avec des petits ou des élèves d’école-caserne. les conflits occupent tout le champ du Conseil et par là même risquent de s’éterniser si la classe s’y intéresse. Il n’est point de recette magique. Fernand OURY et Aïda VASQUEZ, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, pp. 484-487.

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Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 La question optimiste : « Qui trouve que la classe marche bien ? » provoquait une joyeuse animation inopportune en ce début de réunion.
2 Raccourci de : « Querelle de bambins autour d’un tas de sable » : aucune importance.
3 Bien savoir que, si cette censure du groupe est sévère, certains petits ne s’exprimeront jamais. Heureusement, le maitre existe.
4 Il suffirait de respecter « démocratiquement » l’ordre du jour ou le tour de parole pour rendre improbable toute discussion réelle et noyer l’affaire. La manœuvre est classique.