Qu’il s’agisse de littérature, de poésie, de cinéma, de photos, de graphiques, de schémas ou de cartes, la lecture donne accès à l’information. Son apprentissage est donc au cœur du conflit social. Mais l’information n’est pas un objet, il ne s’agit pas seulement de la découvrir, encore faut-il aussi la dé-couvrir.
Lire des mots imprimés sur des pages dans des livres, lire le mode d’emploi, lire des schémas, lire les cartes, lire sur les lèvres, lire les images qui défilent sur un écran, lire les présages dans les cieux, lire dans les entrailles d’un poulet, lire les lignes de la main, lire sur ton visage, dans tes yeux, lire entre les lignes… Lire n’est pas seulement un acte technique.
Il y a bien sûr une habileté à acquérir, mais il y a surtout des mondes à explorer, des mondes qui « parlent entre eux », s’ouvrent les uns aux autres, se sou-tiennent, se contredisent, et accompagnent le lecteur dans l’élaboration de son propre monde, relié à l’histoire commune et participant à cette histoire commune.
Le bon lecteur est celui qui s’autorise à réécrire pour lui ce qu’il lit en le lisant. Tant qu’il ne s’agit que de lire les autres, toujours lire les autres, et ne jamais s’autoriser à réécrire, à donner à lire ce qu’on écrit, copier/coller chaque fois qu’il faut écrire « parce que c’est déjà si bien écrit, je ne vois pas pourquoi je le réécrirais en plus mal », tant que le lecteur reste passif et subit le texte, la « matière » lui en reste inaccessible et la lecture reste un acte rébarbatif.
Pour se donner la peine d’écrire, pour se donner la peine de lire, il faut se sentir « adressé ». Il faut s’autoriser à penser autrement, à interpréter, à assembler autrement ; s’autoriser à s’approprier, à donner corps, à transformer, par l’acte de lecture, des mots, des phrases, du sens, qui sont construits par un autre pour ses pairs. Des pairs dont je ne fais à priori pas partie. La lecture attendue en fin de secondaire général, celle qui sert de critère inconscient d’évaluation est donc celle de celui qui s’est autorisé à agir sur le texte pour s’en approprier le sens, non pas seulement pour déchiffrer la pensée de l’autre, non pas seulement pour deviner ce qu’il a voulu dire, non pas seulement pour y chercher une information, mais pour en reconstruire un sens pour soi en le reliant à tout ce qui a déjà fait sens pour soi.
Pourtant, les processus d’apprentissage de la lecture restent axés sur des activités qui donnent à voir le texte en lui-même, comme un objet à découvrir, au sens où il serait recouvert d’un voile chiffré dont il faudrait attendre la combinaison de celui qui la possède. Le bon lecteur sait qu’il n’y a pas de combinaison, qu’il faut s’autoriser à voir qu’il n’y a pas de voile et lire, lire pour soi, se fabriquer son intertexte, du petit chaperon rouge aux oiseaux lyres du lac majeur, de Pinocchio à Belzébuth, de Dark Vador à Hamlet, et peu à peu avoir accès à l’inter texte de l’autre, parce qu’on a le sien propre et qu’il s’est inscrit dans le fond commun culturel.
La lecture nécessite la reconnaissance mutuelle entre le texte et son lecteur. Dans le cadre scolaire, cette reconnaissance mutuelle qui vient par habitus aux élèves dont la famille baigne dans la culture scolaire ne peut résulter que des apprentissages pour tous les autres. Et cet apprentissage vaut le coup : l’information utile pour une approche critique des sciences, pour une compréhension critique du monde, celle qui peu à peu rend capable d’élaborer son propre jugement et de le défendre, ne baigne pas dans le même univers culturel que celle qui sournoisement construit peu à peu l’adhésion à l’idéologie dominante de la consommation de masse.
Or, concrètement, l’École renonce progressivement à la transmission de cet univers culturel, portée en cela par deux courants : d’une part, un courant élitiste qui considère le substrat culturel scolaire comme un prérequis et l’utilise comme instrument de sélection et, d’autre part, un courant démagogique qui le consi-dère comme un obstacle à éliminer du parcours scolaire des élèves. Ces deux attitudes, même si elles partent d’intentions opposées, aboutissent au même résul-tat : la reproduction sociale.
Le plus souvent, ce qui rend le texte illisible n’est pas tant ce qu’il dit que ce qu’il ne dit pas, et ce qui le rend incompréhensible n’est pas tant son degré d’hermétisme que la passivité soumise de son lecteur. L’apprentissage émancipateur de la lecture dans l’enseignement secondaire passe donc par deux voies essentielles : augmenter progressivement la connivence entre les élèves et l’univers culturel des savoirs savants d’une part, et d’autre part, construire avec eux les outils et la fierté qui favoriseront la reconnaissance mutuelle entre eux et ces textes, autoriseront les élèves à agir sur eux pour se les approprier.
La connivence est faite de connaissances communes et de confiance. L’enjeu porte donc ici sur ce que l’on donne à lire aux élèves (pas seulement dans les cours de français) et comment la rencontre est organisée. Les auteurs classiques, les philosophes, la « grande » littérature et la poésie, les sociologues et les scientifiques ne sont pas à jeter au profit des journalistes, des publicitaires et des propagandistes vulgarisateurs, puisque le discours de ces derniers s’appuie sur les écrits des premiers et que seuls ceux-ci donneront accès à ce que les textes de ceux-là ne disent pas. Cependant, l’organisation de la rencontre est primor-diale si l’on veut garantir la confiance pour tous. Bien sûr, une part de la confiance vient du fait que, par ce qu’on lui donne à lire, on prend l’élève au sérieux, mais elle viendra surtout de la mesure dans laquelle on aura tenu compte des distances et des procédés qui permettent de les franchir, des rapprochements pré-alables nécessaires entre l’univers culturel de l’élève et celui des auteurs.
En ce qui concerne les outils et la fierté qui autorisent l’élève à agir sur les textes, il s’agit, ici aussi, de ne pas les considérer comme apparaissant « naturellement » par le don d’intelligence, mais au contraire comme l’objet des apprentissages scolaires. Analyser, relier, synthétiser, structurer, hiérarchiser, reformuler… sont des processus à décomposer, exercer en situation, corriger, recomposer et non des dons, dont l’usage est essentiel dans toutes les matières et dont l’apprentissage peut aussi être exercé dans toutes les matières.
Encore, faut-il concevoir une matière autrement que comme un empilement de contenus à transmettre et un élève autrement qu’un concurrent dans un par-cours d’obstacles savamment élaboré.