Sankisha, jeune congolaise, élève de 1re différenciée[1]Classe d’accueil pour les élèves n’ayant pas obtenu leur certificat d’études de base. , dit qu’elle n’aime pas aller dans son groupe de référence. C’est un moment où une quinzaine d’élèves sont regroupés en verticalité de la 1re à la 6e secondaire. Son affirmation attire mon attention. Je profite de l’absence de son prof et qu’elle soit venue rejoindre mon groupe avec une copine pour la questionner.
Je n’aime pas aller dans ce groupe de référence. Il n’y a que des Flamands ! Ce n’est pas qu’ils parlent tous le néerlandais, mais ce sont des Blancs. Enfin, des purs Belges quoi. Ceux qui viennent de la Flandre. Des garçons aux yeux bleus, des filles blondes, mais pas toutes.
Je n’aime pas, car ils ne sont qu’entre eux. Ils n’ont pas les mêmes délires que nous, genre entre Arabes, Noirs, ce n’est pas la même chose qu’avec les Blancs. Ils ne se mélangent pas du tout.
Dans mon GR, je ne traine qu’avec Karak et Dina, eux, ils sont rebeutisés, ils discutent avec les Blacks, les Arabes, ils parlent de la même manière.
Quand je sors de l’école, je ne suis jamais avec des Blancs. Je n’ai pas l’habitude de fréquenter ces gens-là. Dans ma famille, on est soit noir, soit caramel. Dans les cours de percussions que je fais au Pianofabriek, près du snack de Mouad, il y a des Arabes, mais eux ne me dérangent pas.
Il n’y a que dans cette école, pour la première fois de ma vie, que j’ai été mélangée avec des Flamands. Ils racontent des blagues nulles que je ne comprends pas, elles ne sont pas drôles. »
Nisrine se joint à la conversation : « Ils parlent drôle, comme s’ils étaient des richetons, comme ceux qu’on voit dans les films et qui vouvoient leurs parents. Mais quand même, pas ceux d’ici à l’école. Ils s’habillent comme des hippies avec plein de couleurs… c’est bizarre. »
Sankisha reprend : « Dans mon GR, je ne demande pas d’aide. Souvent, les grands ont trop de travail et ils s’isolent dans une autre classe pour le faire. Je ne vais pas vers eux, ils sont trop calmes, ils sont mous, ils parlent doucement. Moi, je suis plus dans l’action. Je ne les comprends pas toujours, ils rigolent pour rien. »
Nisrine : « Les logopèdes qui s’occupent de nous, elles aussi, elles parlent comme des bourges.
C’est comme si les bourges se croyaient mieux que les autres, comme pour les rabaisser. Ils se croient au-dessus de tout le monde. Du genre, un élève de mon GR a un iPhone. Je lui demande si c’est un iPhone XR et il me répond mal. Ils répondent aussi parfois mal aux professeurs, ils croient trop que ce sont des teugs, des personnes qui osent. »
Sankisha : « Le matin, en module (groupe-classe), c’est mieux. Pourtant, il y a Ricardo qui est portugais, Giulia est italo-belge. Lina, elle, est quarteron, elle est blindée d’origines : allemande, marocaine, Égypte… C’est sa mère qui me l’a dit.
Quand on est entre nous, on a les mêmes délires. On est tous un peu sauvages, agressifs envers les gens… À la maison, mes frères me font tout le temps des prises de catch. C’est pour ça que je suis toujours sur la défensive. Ma mère m’a appris qu’il ne fallait pas se laisser faire. Ça arrive souvent qu’on essaie de profiter de nous. Il y a trop de gens qui veulent nous rabaisser à l’école, même des profs : qu’est-ce que vous mangez pour être comme ça ? Je n’aime pas, ça me saoule, ça m’énerve. Des élèves aussi, ils me disent Big Mama ou Hamburger parce que je suis forte. Peut-être qu’ils ont besoin de rabaisser les autres pour se sentir bien ?
Ça fait plusieurs mois que je suis dans ce GR et ça ne va pas mieux. Le local est petit et, même quand tu parles doucement, on t’entend. »
Nisrine : « Parfois j’ose dire que je suis en différenciée, mais parfois pas trop. Les gens vont dire : T’as un trou dans le cerveau ?, T’es folle dans ta tête ?
Ma tante, mes cousins et mes cousines, ils ne savent pas que je suis dyslexique. Je ne leur dis pas que je suis en différenciée. Je raconte que je suis en première. Ils risqueraient de me critiquer. Ce ne sont pas des personnes de confiance. »
« Finalement, je ne sais pas. Peut-être qu’on n’est pas trop sociales. Moi, dit Sankisha, quand je ne connais pas les gens, je les regarde de travers. Je ne le fais pas exprès, et du coup, ils pensent que je suis une peste.
Je crois que les autres peuvent être une richesse, tu peux apprendre sur la personne, ses capacités, sur comment elle vit, ça peut changer ton jugement. Mais ça ne va pas changer ma vie ! Dans mon quartier, il n’y a que des Turcs et des Arabes.
C’est à eux de faire le premier pas. Pourquoi eux ? Je ne sais pas, moi je n’ai rien à leur dire, j’ai l’impression que ce que je vais leur raconter ne va pas être intéressant.
Pour une vraie rencontre, il faudrait qu’ils s’intéressent un peu à toi. Même dans la cour on voit les séparations : Arabes, noirs, garçons entre eux, des mundélés (petits rires) ça veut dire Blancs en lingala. Parfois, c’est une question d’âge. Si je parle avec des grands, on va me prendre pour une gamine, mais les petits sont souvent chiants. »
Nisrine : « Le français qu’on parle à l’école, il est différent de celui qu’on parle avec les copines. Entre nous, on s’insulte, on se parle mal, je ne peux pas montrer à quelqu’un que j’ai de l’affection pour elle, c’est comme une marque de fabrique ! Ce n’est pas la même langue qu’à la maison ! Si Sankisha vient chez moi, je vais lui demander de ne pas insulter et d’éviter certains sujets comme les garçons.
Ce qui empêche la rencontre avec les autres jeunes de l’école, c’est qu’on reste de notre côté, même seules, car on ne comprend pas leurs délires. Quand ils parlent, c’est comme du chinois. On ne se sent pas à notre place. Il n’y a qu’avec nos potes qu’on se sent à l’aise. »
Notes de bas de page
↑1 | Classe d’accueil pour les élèves n’ayant pas obtenu leur certificat d’études de base. |
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