En théâtre forum, quand on parle évaluation, on n’y va pas par quatre chemins, mais avec quatre scènes : Pas toute seule dans ma tête, Et que valsent les notes, Conseil de classe, Transparent.
L’été dernier, aux rencontres pédagogiques (RPé), il y avait un atelier théâtre forum. « C’est un moyen ludique et sérieux pour étudier des problématiques et pour chercher ensemble et de manière coopérative des solutions à ces problématiques [1]Descriptif : https://lc.cx/sJi1OP. »
Et parce qu’on ne comprend bien les choses qu’en les faisant, les seize participants, acteurs amateurs, mais professionnels de l’école et de ses alentours, avec Bernard Grosjean, responsable de l’atelier [2]Directeur de la compagnie Entrées de jeu, enseignant associé à l’institut d’études théâtrales de Paris III et au CET, ancien assistant d’Augusto Boal au Théâtre de l’Opprimé., on s’y est directement mis, car deux jours plus tard, il y avait au programme, une représentation devant le public des RPé… Quand on a affaire à un objet de production socialisable comme celui-là, ça impulse une certaine dynamique de travail !
« Personne n’était à court de situations insatisfaisantes liées à l’évaluation. »
Et, pour faire le lien avec ce dossier, un thème à triturer, d’entrée de jeu, c’est évidemment : l’évaluation. Un sujet imposé pour des sujets libres — parce qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à jouer — de s’être inscrits là. Une thématique qui ne laisse aucun prof indifférent. On évalue les élèves de manière formative, certificative. Il y a les épreuves externes qui évaluent les élèves, et d’une certaine façon les profs aussi. Il y a les bulletins, les portfolios, les conseils de classe… Et toutes sortes d’implicites : des doigts levés qu’on repère ou pas, des encouragements ou des remarques négatives, etc. On est évalué par la direction, l’inspection, le regard des élèves ou l’ambiance de la classe…, celui des parents, des collègues… qui font en quelque sorte un peu la réputation de chacun.
En plus, chaque prof est aussi un ancien élève, et parfois un parent d’élève…
Bref : un sujet chaud, avec des situations vécues qui ont donné des frissons dans le dos et des chaleurs nocturnes, des sentiments d’inefficacité, d’injustice, des prises de pouvoir qu’on regrette, le manque de sens…
Le théâtre forum, c’est un moyen pour réfléchir à la réalité et à sa transformation. Comme un outil d’investigation de la complexité. Il s’agit de rejouer des morceaux de réalité problématique. Jouer la réalité pour la déjouer, la changer.
On avait, chacun, reçu un mail de Bernard : « Je voulais vous demander de réfléchir, d’ici le stage, à une ou plusieurs situations problématiques qui se sont posées à vous (ou à un collègue) sur cette question de l’évaluation : soit un problème avec un élève, soit avec un groupe d’élèves, soit avec des collègues, soit avec votre hiérarchie, soit avec des parents d’élèves. Ou autres situations. »
Manifestement, personne n’était à court de situations insatisfaisantes liées à l’évaluation.
Il y avait la conscience de la peur de l’élève qui doit rentrer à la maison avec une mauvaise note et le comportement violent de certains parents.
Les élèves interpellent le prof sur leurs notes parce qu’ils ne sont pas d’accord. Ils se comparent et se font des remarques au lieu de s’atteler à la correction…
La déception de la note qui n’est pas à la hauteur du travail fourni par l’élève.
L’élève qui ne veut pas faire l’évaluation ni travailler.
Une mère qui reproche à la prof, à l’occasion de la remise du bulletin d’un plus jeune, une phrase assassine dans le bulletin de son ainé, trois ans auparavant.
L’enseignant qui se sent contrôlé sur les évaluations certificatives et non sur ses méthodes d’apprentissage.
Les fameuses questions : comment noter ? À quoi ça sert ? Comment corriger ?
Les relations entre collègues, quand on se sent seul contre tous à tenter de vouloir mettre le sujet sur la table, ou à évaluer autrement.
Ces situations, c’était notre point de départ.
On s’est divisé en quatre groupes de quatre pour discuter de celles-ci. Dans ces sous-groupes, il fallait en choisir une qui serait mise en scène. Avec une vigilance, on ne jouerait pas son propre rôle.
Quatre situations à travailler ont ainsi été dégagées : comment évaluer, des élèves mécontents de leur note, le conseil de classe, la remise du bulletin.
Et avec cela, on brassait les acteurs concernés par l’évaluation : le prof et les collègues, les élèves, les parents et ainsi différents points de vue.
Différents temps : la correction, la communication de l’évaluation à l’élève, aux collègues et aux parents.
Différents aspects : relationnel entre le prof et l’élève, le prof et les collègues, le prof et la direction, le prof et les parents. Psychologique : qu’est-ce que ça met en branle comme sentiments et réactions chez chacun. Institutionnel : en quoi l’organisation de l’évaluation, du conseil de classe influe sur le travail des profs, des élèves. Matériel : quels sont les effets, par exemple, du manque de temps pour tenir un conseil de classe ? La remise du bulletin comme point d’orgue des relations famille-école : l’évaluation étant parfois la seule chose qui sort de la classe par rapport aux apprentissages. Comment en parler avec les parents ? Qu’est-ce que ça dit des relations école-famille ?
Didactique : comment évaluer une production de texte. Quel sens ça a ? Politique : la pratique de l’évaluation tend-elle vers l’émancipation ou tient-elle du contrôle ? Sociologique : quel rapport ont les différents acteurs avec l’évaluation ? Quels rapports l’évaluation instaure-t-elle entre les différents acteurs…
Le plateau était réduit au strict nécessaire : un rideau rouge pour mettre en valeur les expressions des acteurs, du tape rouge au sol pour circonscrire l’aire de jeu et marquer les entrées et les sorties.
Et puis, dans chaque groupe, on a planché sur la mise en scène. Qu’est-ce qu’on veut raconter : quel point de démarrage et quel point de fin avec un problème qui se pose, qui dit quoi, comment on entre, comment on sort de quoi a-t-on besoin sur le plateau (table, chaise…) et comment on s’organise concrètement pour les mettre et les enlever, un minimum d’accessoires… Comme un tableau avec des images. On accentue les points de vue. L’image doit faire sens pour le spectateur. Les idées, c’est difficile à jouer.
Le grand soir est arrivé. Même pas peur… On a joué une première fois les quatre scènes, avec les rires et les applaudissements du public en guise d’évaluation.
Je jouais dans la scène du conseil de classe. Le rôle de la directrice, peu empathique, pas sensibilisée à la question des inégalités scolaires, raciste, soucieuse de l’image de l’école et de tenir l’horaire de cette journée où les classes défilent comme les visages des élèves sur le tableau interactif…. Il y avait le rôle de la titulaire et prof de math, évidement focalisée sur les points, le nombre d’échecs. Les données objectives ! Celle que la directrice écoute ! Le prof de gym qui arrive en retard et n’en a pas grand-chose à faire de ce conseil de classe. La prof d’éducation à l’environnement, le petit cours de deux heures, qui voit les choses autrement et défend les élèves. Celle dont la directrice ne connait ni le nom ni la fonction. Des phrases sur les élèves qui choquent. Une scène stéréotypée, mais qui sent le vécu… Nos oreilles ont toutes trainé dans de vrais conseils de classe.
Bon, on avait le sujet. Et on avait le public. Et il faut savoir que pour le théâtre forum, le public, ce n’est pas n’importe quel public. Il faut une certaine homogénéité entre le sujet et le public. Pour le dire autrement, il faut une communauté de préoccupations. Au théâtre forum, ce qui se passe sur le plateau, c’est adressé… Le public est appelé à jouer aussi.
Et donc, nous avons rejoué une deuxième fois nos scènes.
Bernard, en meneur de jeu, s’adresse aux spectateurs et leur demande qu’est-ce que vous auriez envie de faire, de dire, pour que ça se passe autrement. Un spectateur peut dire stop, à n’importe quel moment. Il peut prendre la place d’un personnage ou en ajouter un… à nous d’improviser. C’est un jeu paradoxal, on doit aider le spectateur qui nous a rejoints à développer son idée et en même temps lui résister en tant que personnage.
C’est un moyen de débattre autrement des questions importantes et complexes dans différents champs professionnels. On y va à fond, on rit en traitant des questions de fond.
Notes de bas de page
↑1 | Descriptif : https://lc.cx/sJi1OP |
---|---|
↑2 | Directeur de la compagnie Entrées de jeu, enseignant associé à l’institut d’études théâtrales de Paris III et au CET, ancien assistant d’Augusto Boal au Théâtre de l’Opprimé. |