Saut en hauteur avec perche

Comment sortir les cours « philosophiques à la belge » des rails trop bien tracés de leur chapelle ? Comment en faire de vrais lieux d’échange et de discussion ? Voici une démarche d’atelier philoso-phique, menée en classe de primaire, en France.

Cela fait maintenant plus de quinze ans que j’ai débuté l’aventure de la philosophie avec les enfants, et je n’ai pas vu le temps passer tant elle s’avère toujours pleine de surprises et d’adaptations.

Le but pour moi est de les accompagner dans la construction de gestes intellectuels les conduisant à ne pas systématiquement subir ce dont ils sont la cible et à mettre du sens derrière les choix qu’ils vont être amenés à prendre tout au long de leur existence. Derrière ce projet se cache celui d’en faire de jeunes personnes conscientes de vivre, c’est-à-dire en mesure d’occuper une position d’auteur de leur vie.
“Si l’on vous donnait cet anneau, qu’en feriez-vous ?”Si philosopher avec des enfants, c’est leur permettre d’exercer leur réflexivité, le pédagogue ne peut faire l’impasse de supports matériels qui les conduisent à entrer dans des activités qui font sens pour eux.

Au départ, une fois le thème de la discussion déterminé (avec ou sans les enfants, peu importe), je recherche un support déclencheur à la réflexion. Je choisis principalement des situations qui poussent les enfants devant un dilemme les invitant à se positionner. À charge ensuite de l’émulation au sein du groupe de discussion de motiver chacun à affiner ses arguments ou, au contraire, à relativiser la portée de ses représentations initiales.

Voler pour soi ou pour les autres?

Par exemple, le mythe de l’anneau de GYGES[1]C. VALLEE, L’anneau de GYGES d’après l’œuvre de PLATON, Éditions du Cheval Vert, 2010., arrêté dans sa lecture au moment où le berger se rend compte du pouvoir d’invisibilité de son anneau, invite les enfants à se poser des questions sur ce qui est juste ou pas : vaut-il mieux se servir de ce pouvoir à des fins personnelles (voler des bonbons ou une banque) ou pour des personnes en situation de pauvreté (voler de la nourriture ou de l’argent pour leur offrir) ? Une fois l’impunité propre à ce pouvoir reconnut, qu’est-ce qui peut pousser une personne à ne plus agir uniquement pour son seul intérêt ? Est-ce même possible de ne pas résister à cette tentation ? Mon but d’animateur de la discussion n’est pas, dans ce cas précis, d’aboutir à des conclusions moralement admissibles, mais plutôt de permettre aux enfants participants de construire une argumentation à la fois rationnelle et raisonnable, c’est-à-dire qui se tient du point de vue de la cohérence entre l’agir et la pensée.

Pratiquement, je demande aux enfants de se placer en cercle, confortablement assis. Après la lecture et l’explication de l’album de littérature jeunesse choisi (un enfant est chargé de la reformulation des évènements), plusieurs fonctions sont attribuées à des enfants volontaires :

Président de séance : il distribue la parole, est garant du temps des échanges ainsi que du respect des règles de fonctionnement (« On ne se moque pas, on écoute celui qui parle, la parole est donnée en priorité aux enfants qui ont le moins parlé, les gêneurs deux fois ne peuvent plus participer. »)

Reformulateur : il écoute ce que disent les participants et explique avec ses mots ce qu’il a compris de leurs idées.

Synthétiseur : à mi-temps et en fin de discussion, il fait le résumé des idées importantes qui ont été énoncées.

Observateur : il ne participe pas à la discussion, mais observe et écoute un participant, pour, une fois les échanges terminés, lui faire un compte-rendu de ses interventions, notamment au regard des exigences philosophiques.

Des règles et des gestes mentaux

Les échanges débutent par le rappel des règles de fonctionnement ainsi que par les attentes en matière de réflexions. Lorsque la discussion commence, c’est à partir d’une question précise. Par exemple, avec le mythe de GYGES : « Si l’on vous donnait cet anneau, qu’en feriez-vous ? » Le président de séance organise un tour de parole, à l’occasion duquel chaque participant peut donner son avis, ou passer. Cela permet de solliciter chacun. La discussion qui s’ensuit s’organise en fonction de demandes de prise de parole. À mi-parcours, le synthétiseur fait un premier point. Cinq minutes avant la fin, le président de séance organise « un dernier tour de parole » où chacun peut s’exprimer sur le sujet une dernière fois. Vient ensuite le résumé final par l’enfant synthétiseur. La séance se termine par l’avis des observateurs et de la réaction des enfants observés. L’ensemble de ce travail ne dépasse pas une heure.

Avec des enfants de moins de 6 ans, il ne dépasse pas trente minutes.

Mon rôle d’animateur est de guider les enfants dans le recours aux exigences intellectuelles du philosophe. Je m’appuie sur celles introduites par Michel TOZZI dans le champ de la didactique de la philosophie[2]M. TOZZI, Nouvelles pratiques philosophiques, Chronique Sociale, 2012.. Selon ces travaux, penser de manière philosophique, c’est articuler de manière autonome trois gestes mentaux :

Argumenter : présenter ce qui fonde ses avis, dire « pourquoi »…

Problématiser : poser des questions aux autres participants et s’en poser, rechercher ce qui peut faire l’objet d’un doute

Conceptualiser : tenter de se mettre d’accord sur les notions importantes abordées lors de la discussion. Avec GYGES, ce seront essentiellement les concepts de justice et de pouvoir qui pourront être travaillés.

C’est progressivement, sur la durée et avec une fréquence serrée de pratique, que les enfants parviennent à s’approprier ces outils de pensée. _ Certains manifestent même le transfert de ces aptitudes à d’autres situations que celles permises par la philosophie, ce qui contribue à densifier considérablement leur rapport aux savoirs scolaires et aux champs de l’existence humaine.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 C. VALLEE, L’anneau de GYGES d’après l’œuvre de PLATON, Éditions du Cheval Vert, 2010.
2 M. TOZZI, Nouvelles pratiques philosophiques, Chronique Sociale, 2012.