Il y a des savoirs incontournables tant leur absence est handicapante, et d’autres plus gratuits, mais qui participent tout autant à une forme d’aisance mentale et d’indépendance de l’esprit. Il y a des pratiques aliénantes (dont nous n’écrirons presque rien) et d’autres plus réjouissantes et formatrices (qui sont au cœur du présent texte).
Alors qu’une collection d’objets se trouve entre les deux, l’adulte demande à l’enfant : « Donne-moi quatre objets. » L’enfant compte « un, deux, trois, quatre » pour les déplacer vers l’adulte qui les laisse devant lui. Mais l’adulte se ravise et dit à l’enfant : « Tout compte fait, ce n’est pas quatre, mais cinq objets que je te demande de me donner. » Si l’enfant (re)compte « un, deux, trois, quatre (en parcourant les objets déjà donnés) et cinq (choisi dans le reste de la collection) », c’est qu’il n’a pas compris le nombre cinq.
« Ce n’est pas seulement le savoir, mais aussi la façon d’apprendre et la manière de faire des mathématiques qui sont émancipatrices. »
Chaque année en CP (première année primaire), dit Rémi Brissiaud lors d’une conférence sur la construction du nombre [1]https://cutt.ly/ALzdtPN, j’avais trois, quatre élèves dans cette situation. Des élèves habitués ou formatés au comptage-numérotage qui consiste à mettre en correspondance terme à objet, la litanie des nombres et une collection d’objets…
L’appel, un rituel pour construire le nombre que pratique Élisabeth Bergeret[2]https://cutt.ly/sLzddzo suit les principes proposés par Brissiaud pour faire, non du comptage-numérotage, mais du comptage-dénombrement par itération de l’unité. Mathilde, en deuxième maternelle, parcourt une à une les étiquètes (associées aux élèves présents) d’une rangée au tableau : « un, un et un pour faire deux, deux et un pour faire trois, trois et un pour faire quatre, quatre et un pour faire cinq. » Et, tandis qu’elle dénombre, elle relève un nouveau doigt de la main à chaque étape. Puis, elle accroche le chiffre 5 et une bandelette de cinq carrés à côté de la rangée d’ étiquètes.
Tout cela est tellement naturel, évident, et tous les enseignants pratiquent comme Madame Élisabeth, me direz-vous. Eh bien non ! Faites le tour des classes, interrogez des enseignants, faites le test avec des élèves et vous verrez ! Certains élèves procèdent encore par comptage-numérotage, après la première primaire et pour des collections plus importantes. Pour Brissiaud : « Il vaudrait mieux ne rien apprendre que de mal apprendre de cette façon. »
Dénombrer des petites collections, puis des plus grandes et placer des nombres sur une bandelette, puis sur une droite graduée… Écrire des nombres avec des chiffres dans une numération de position sophistiquée comme la nôtre : quatre civilisations sur des dizaines dans toute l’histoire de l’humanité y sont parvenues dont deux en base dix, une en base vingt et une en base 60. Dire les nombres avec toutes les exceptions de notre langue… Pourquoi dix et un font onze, deux dix et trois font vingt-trois, huit dix font quatre-vingts ? Les petits Chinois, réputés forts en calcul sont peut-être mieux aidés par une numération plus logique et plus cohérente que la nôtre qu’animés par une rage calculatoire particulière ? Maitriser des nombres pour anticiper des situations, pour archiver, pour communiquer et pour résoudre des problèmes. Toutes ces activités qui font notre quotidien, renvoient à ceux qui maitrisent mal les nombres, une image négative d’eux-mêmes et les maintiennent en relative dépendance d’autrui. Tandis que les élèves, qui font un apprentissage contextualisé des nombres, soutenus par des matériels adéquats, et des pratiques pédagogiques qui y donnent sens, sont libérés d’un certain poids et acquièrent une relative autonomie dans de nombreux domaines de leur existence.
Au début secondaire, par groupe de trois ou quatre, les élèves reçoivent :
1 pièce bleue, 4 pièces blanches, 6 pièces rouges, 1 pièce brune, 1 pièce mauve, 4 pièces vertes, 1 pièce noire (figure 1), soit 18 pièces en tout, formées avec 3 à 6 cubes de 2 cm de côté. Cette activité nommée « Tétris » (car elle s’inspire du fameux jeu du même nom) a été imaginée et expérimentée par Samir Clarino et Camille Delvaux[3]Quel dispositif mettre en place pour améliorer la visualisation de l’espace chez les élèves de premier degré de l’enseignement secondaire, TFE Helmo Ste-Croix, Liège 2018. .
Fig. 1
À tour de rôle, chaque joueur du groupe prend une pièce indiquée par le scénario et la place après avoir discuté avec ses partenaires. Il s’agit de constituer un parallélépipède rectangle « sans trou », de 3 sur 3 cubes à la base et d’une hauteur de 8 cubes.
Scénario des pièces : 1° une verte, 2° une verte, 3° une rouge, 4° une rouge, 5° une blanche, 6° une bleue, 7° une noire, 8° une blanche, 9° une verte, 10° une blanche, 11° une brune, 12° une rouge, 13° une rouge, 14° une blanche, 15° une verte, 16° une mauve, 17° une rouge, 18° une rouge.
Une autre activité consiste, à partir de la figure qui donne les 4 vues latérales d’un parallélépipède rectangle « sans trou » (figure 2), de 3 sur 3 cubes à la base et d’une hauteur de 8 cubes, à reconstruire le parallélépipède.
Fig. 2
À l’inverse, une troisième activité propose de dessiner les vues latérales du parallélépipède rectangle donné.
On travaille avec des cubes qui sont des objets semi-abstraits, entre les solides sociaux du monde réel (emballage, boite, mobilier…) et les objets idéaux (droites, plans, cubes…) considérés comme parfaits et appartenant à un monde théorique. Il s’agit de voir dans sa tête, c’est-à-dire être capable :
d’imaginer l’espace meublé de solides statiques ou en mouvement ;
de les représenter suivant un code de perspective ;
de lire et interpréter des représentations planes et de reconstruire la réalité.
On peut vivre en étant aveugle spatial, mais pouvoir imaginer des réalités 3D sans les voir et sans les palper, c’est un plaisir, c’est une force.
Que ce soit dans l’appel du matin ou dans le Tétris du midi, les activités ont un amont épistémologique et didactique (que nous ne détaillons pas par manque de place), qui leur donnent sens dans les apprentissages respectifs des nombres naturels en maternelle et de la géométrie spatiale fin primaire-début du secondaire. Et elles s’inscrivent dans une pratique socioconstructiviste qui évite l’activisme gratuit, qui est soucieuse de la structuration (d’où la nécessité d’un amont solide) et qui évite au maximum les malentendus[4]B. Jadin & B. Roosens, Gare aux malentendus, ChanGements pour l’égalité, 2022 .
Au bout du compte, et dans chacun des deux cas évoqués, ce n’est pas seulement le savoir, mais aussi la façon d’apprendre et la manière de faire des mathématiques, loin de la prescription, du dogmatisme et des automatismes (tous si fréquents dans les cours de math) qui sont émancipatrices.
Notes de bas de page
↑1 | https://cutt.ly/ALzdtPN |
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↑2 | https://cutt.ly/sLzddzo |
↑3 | Quel dispositif mettre en place pour améliorer la visualisation de l’espace chez les élèves de premier degré de l’enseignement secondaire, TFE Helmo Ste-Croix, Liège 2018. |
↑4 | B. Jadin & B. Roosens, Gare aux malentendus, ChanGements pour l’égalité, 2022 |