Lire, ce n’est pas seulement déchiffrer des mots, mais imaginer une scène. Mes élèves en 1re différenciée ont beaucoup de mal à se faire une représentation mentale de ce qu’ils lisent et c’est un obstacle pour l’apprentissage, entre autres lorsqu’il faut résoudre des problèmes mathématiques.
Il y a quelques années, j’ai trouvé un livre[1]J. Hoestlandt, Mathématic et tac 30 casse-têtes pas casse-pieds, Nathan, 2010 reprenant une trentaine de problèmes mathématiques drôles et racontés un peu comme une histoire. J’en parle au professeur de mathématiques, car comme ma branche est le français, je ne veux pas qu’il ait l’impression que je marche sur ses platebandes, je lui explique le travail de représentation mentale que je cherche à susciter chez eux, et c’est parti.
Les élèves ont un cahier où ils collent la photocopie du problème. Je les laisse ensuite seuls pour le lire et le résoudre. J’exige que la réponse donnée soit illustrée par un dessin.
Par exemple, problème n° 1 : « Dans le désert, au loin, une dune, comme une bosse de sable blond. Un chameau et un dromadaire vont à la rencontre l’un de l’autre. Le chameau se met tout à coup à galoper vers le dromadaire. Surpris, le chamelier tombe du chameau… Combien y a-t-il de bosses en tout ? »
« Permettre aux élèves de mieux comprendre l’activité mentale qu’ils sont obligés de déployer. »
Les élèves dessinent le chameau (deux bosses), le dromadaire (une bosse), la dune (une bosse), le chamelier (une ou plusieurs bosses sur le front).
La réponse du livre est « 2 pour le chameau + 1 pour le dromadaire + 1 pour la dune ou 5 ou 6 ou plus… Tout dépend du nombre de bosses que s’est fait le chamelier en tombant… et si le chamelier a la bosse des maths ou pas… »
En général, je circule entre les bancs, mais je n’approuve pas les réponses, j’attends. Lorsque tout le monde a une réponse et un dessin, on confronte nos solutions et finalement, on lit la réponse de l’auteur.
Au Far West
Problème n° 6 : « Dans un saloon, il y avait cinq bandits et trois cowboys gentils. Un des gentils a fait tomber une armoire sur la tête d’un bandit. Deux bandits qui visaient la même canette sur le comptoir se sont tirés dessus sans le faire exprès. Un cowboy gentil a sauté par la fenêtre pour courir après sa fiancée enlevée par un autre bandit. Combien reste-t-il de cowboys et de bandits pour trinquer au saloon à la fin du western ? Et qui va payer l’addition ? »
Dessiner les cowboys et les bandits les bloque. Rapidement, au tableau, je dessine un visage surmonté d’un chapeau pour représenter un cowboy et un visage avec un foulard pour les bandits.
Réponses : 3 cowboys et 2 bandits, 2 cowboys et 2 bandits… Une seule élève sur les 10 a la bonne réponse. Les dessins représentent juste les têtes que j’ai esquissées au tableau, barrées au fur et à mesure, mais pas grand-chose de plus.
Comme ils pensent tous avoir trouvé, j’arrête l’activité. Je demande à l’un d’eux de lire le problème oralement. Je leur dis qu’il y a une vraie et une fausse question. Ils ont tous compris que « Et qui va payer l’addition ? » est impossible à résoudre avec les données que nous avons. On barre cette phrase.
J’invite Nathanaël à devenir metteur en scène et à nous représenter l’histoire en dirigeant les autres élèves comme sur un plateau de cinéma. L’intérêt de ses camarades s’éveille, les uns voulant être les bandits et les autres les cowboys. Cinq bandits, trois cowboys, un metteur en scène, seul Lhamo est assise à sa place et n’a pas de rôle.
Je lis la première phrase « Dans un saloon, il y avait cinq bandits et trois cowboys gentils ». Nathanaël dispose les cowboys d’un côté, les bandits de l’autre. Chafik veut absolument être un bandit, les autres s’appliquent en rigolant et miment un verre qu’ils portent à la bouche.
« Un des gentils a fait tomber une armoire sur la tête d’un bandit. » Nathanaël désigne Saly qui se jette au sol pendant que Liandro agite les portes de la vraie armoire qui est juste à côté d’eux.
« Deux bandits qui visaient la même canette sur le comptoir se sont tirés dessus sans le faire exprès. »
Ce sont Matheus et Ishak qui sont désignés pour mourir. Ils dégainent et s’écroulent simultanément.
« Un cowboy gentil a sauté par la fenêtre pour courir après sa fiancée enlevée par un autre bandit. »
Nathanaël désigne Aïssam pour sauter symboliquement par la fenêtre, il se tourne vers moi et me dit : « Il manque la fiancée et l’autre bandit. » Comme Lhamo est toujours bien sagement à sa place, je la désigne comme la fiancée qui se fait emporter et qu’Aïssam va devoir sauver. Le metteur en scène insiste : « Il me faut un autre bandit. » Je lui désigne les deux qui restent sur le plateau et c’est là que son franc tombe : « Je n’avais pas compris que c’était un de ceux-là, comme il est écrit “un autre bandit” j’ai pensé qu’il y en avait un en plus qui venait s’ajouter à l’histoire. » Plusieurs disent que pour eux aussi il y avait un bandit supplémentaire.
Saly triomphe : « J’avais trouvé ! J’avais raison ! »
Retour au présent et dans la classe
Chacun retourne à sa place et note la bonne réponse. Je ne leur demande pas de me refaire des dessins.
Dans le journal de classe, je note l’activité du jour : résoudre le problème du Far West. L’intention d’apprentissage : lire et se faire une représentation mentale. La question méta : c’est quoi une représentation mentale.
Le temps de lire chacun sa réponse, les 45 minutes de cours sont écoulées. « C’est vite passé », me diront-ils, « On a bien ri ! »
Ce n’est pas neuf pour moi de devoir décortiquer un exercice pour aller au centre de ce qui forme le nœud. C’est pour ça que j’oblige les élèves à tout d’abord surligner ce que l’on cherche réellement et qui est souvent noyé dans plein d’autres informations, fausses questions. Deuxième passage obligé : le dessin. Il me permet de voir où ça coince, quelle information importante ils ont loupée. Dans ce cas, cela n’a pas suffi, il a fallu passer par la représentation dans l’espace, car il y avait du mouvement, des actions.
C’est vrai qu’on a passé un bon moment, j’espère juste qu’il aura permis aux élèves de mieux comprendre l’activité mentale qu’ils sont obligés de déployer s’ils veulent voir ce qu’ils lisent et que ça fasse sens.
Notes de bas de page
↑1 | J. Hoestlandt, Mathématic et tac 30 casse-têtes pas casse-pieds, Nathan, 2010 |
---|