Et si devenir élève, c’était devenir chercheur. Apprendre à se questionner plutôt qu’apprendre les bonnes réponses. L’école serait un jardin où cultiver la curiosité de tous.
En Belgique ou en France, les programmes de l’école s’appuient sur le socle commun des compétences, préconisation issue de la Stratégie de Lisbonne. Obligatoire en France dès 3 ans, l’enseignement maternel débute en Belgique à 2,5 ans, sans obligation même s’il s’intègre dans une continuité pédagogique.
Quelles visées pour cet enseignement ? Préparer les futurs élèves aux habitudes scolaires, conformer corps et esprit à des prescriptions visant les préapprentissages fondamentaux ? Socialiser les enfants en s’appuyant sur la mixité sociale, chacun apprenant de l’autre dans la confrontation de points de vue ? S’agit-il d’interroger le monde pour s’en faire une représentation cohérente ne collant pas forcément avec celle de la famille ?
Les programmes officiels apportent des réponses à chacune de ces questions, mais la réalité dépend des situations singulières de chaque classe, du secteur géographique des écoles.
Ni tout à fait sur le modèle d’une école primaire avec des objectifs de résultats identifiés et listés dans les programmes ni tout à fait sur le modèle du jardin d’enfants privilégiant le faire pour faire et l’intériorisation des règles du vivre ensemble, cette école semble osciller entre deux conceptions.
La première, caractérisée en France par le mot de primarisation valorise une approche techniciste des apprentissages préparant l’enfant à ce qui l’attendrait en première année d’école primaire, avec des exercices sur fiche et des modalités d’évaluation très normatives.
La seconde repose sur une conception spontanéiste des apprentissages, centrée sur l’enfant. Elle privilégie l’approche développementale s’appuyant sur le faire et favorise des apprentissages incidents (construits incidemment lors d’une activité visant un autre apprentissage).
Ces conceptions évacuent l’articulation entre développement et apprentissage, soit en niant la capacité du sujet à se questionner et questionner son environnement, soit en installant l’idée qu’il suffirait de faire pour apprendre.
L’entrée à l’école maternelle crée une rupture symbolique par la césure entre le milieu familial nourri d’affect, basé sur une relation duelle ” maman/moi, papa/moi, mon frère/moi… ” et la classe proposant un mode triangulaire : l’enseignant/les autres/moi. Et l’école introduit un élément extérieur à tout affect : le savoir construit lors d’activités élaborées par l’enseignant. Les programmes de l’école maternelle sont conçus de façon cohérente autour de domaines d’activité prenant en compte les besoins des enfants. Mais selon les pratiques enseignantes, la réussite est inégale. Soucieux de répondre aux injonctions ministérielles d’une part, de ne pas aller à contrecourant des représentations des parents sur les objectifs d’une scolarité en maternelle d’autre part, les enseignants font souvent des compromis qui à l’insu de leur plein gré favorisent les enfants ayant déjà construit des postures d’apprenant en concordance avec les attendus de l’école[1]S. Kahn, Pédagogie différenciée, De Boeck, 2010.. C’est un formidable défi que de préparer tous les élèves à se mettre en posture d’apprendre. Loin de la simple exécution de consignes ou du précepte bien écouter la maitresse, il s’agit de s’habituer à prendre des initiatives, mettre à distance son action pour comprendre ce qui a permis de réussir, éprouver le plaisir de réussir lors d’une activité scolaire. Si les enjeux de l’école maternelle visent à installer les procédures de base nécessaires à une communication outillée, un rapport à l’école est à construire qui s’appuie sur une conception du savoir et des apprentissages comme facteurs de développement culturel et symbolique (« Cela sert à grandir », disent les plus jeune)[2]Bernardin, Le rapport à l’école des élèves de milieux populaires, De Boeck, 2013.. Il ne s’agit pas de rendre les élèves actifs, mais de leur faire appréhender les savoirs comme aventure humaine, dynamique permettant de se faire une représentation cohérente du monde et de s’inscrire dans l’histoire à s’approprier pour mieux s’en émanciper ultérieurement.
Si l’on admet que le chercheur pose (et se pose) des questions bien définies, sur des problématiques clairement énoncées, réfléchit aux méthodes de résolution et les applique pour résoudre le problème posé, on conçoit que cette posture amène à la formulation de nouvelles questions émergeant lors de l’investigation menée. La caractéristique du chercheur est de devoir formuler lui-même la question sur laquelle il travaillera. Dans nos systèmes éducatifs où la transmission des savoirs est majoritairement descendante ” surtout avec les plus jeunes supposés ignorants ”, c’est une situation que l’élève rencontre peu. Le plus souvent, il répond à la question de l’adulte en collant aux attentes présupposées. Se poser une question dont on n’est pas sûr de la réponse est considéré par l’élève comme une perte de temps, une prise de risque inutile, voire dangereuse : mieux vaut se conformer à l’attitude de l’élève attentif ou passif en attente de questions balisant le cheminement anticipé par l’adulte. Et si c’était à l’école maternelle d’installer cette posture pour former des esprits curieux ?
Apprendre c’est, au-delà de la perception, identifier les caractéristiques de l’objet d’étude pour ensuite trier et catégoriser afin de le ranger dans un système d’explication du monde. B.-M. Barth[3]B.-M. Barth, L’apprentissage de l’abstraction, Retz, 1987, rééd. 2013. pose les étapes de l’appropriation d’un concept :
– la perception : appréhender l’information en donnant une signification aux sensations et en distinguant les différences ;
– la comparaison : distinguer les ressemblances en fonction d’un critère de même nature et de même niveau d’abstraction ;
– l’inférence et sa vérification : tirer une conclusion hypothétique à partir d’une combinaison constante de ressemblances parmi celles distinguées ;
– la vérification de l’inférence : vérifier la constance de la combinaison dans tous les exemples mis à disposition.
S’il ne suffit pas de se poser des questions, quel que soit le sujet d’étude, l’apprentissage à la catégorisation installe une posture de chercheur dès le plus jeune âge, qu’il s’agisse de travailler sur le langage, le déplacement dans un espace, l’étude d’un objet. On manipule et travaille sur les mots de la même façon qu’on interroge le fonctionnement d’un objet. Ce qui change n’est pas la démarche d’exploration, ce sont les outils et procédures propres aux champs disciplinaires permettant de les instrumenter.
Certains pensent que les enfants entrant à l’école maternelle sont vierges de tout savoir. C’est nier ce qui s’est construit en amont : la maitrise du corps dans l’apprentissage de la marche, l’usage de la langue maternelle, le repérage des situations pour prendre place dans les habitudes familiales… Tous les enfants ont déjà acquis des notions sur les quantités, les couleurs, un vocabulaire usuel. Ils ont manipulé, testé, se sont interrogés même s’ils n’ont pas toujours pu formuler les questions.
Et si à l’école, on sortait de la logique selon laquelle il faudrait d’abord connaitre les mots, apprendre les gestes et reproduire avant d’explorer le monde dans sa diversité ? Et si on mettait de côté cette conception de l’enseignement installant chez l’élève une vision des savoirs comme vérités révélées dont l’adulte détient seul le secret ? Pourquoi ne pas s’appuyer sur la démarche exploratoire développée par tout enfant dans la découverte de son environnement ? Cela commence par les objets du quotidien, témoins du niveau de culture de la société qui les produit. Qui n’a pas observé ces mines perplexes devant les objets inconnus, ce besoin de démonter/remonter, ces questions à répétition pour associer le mot à l’objet ?
Dans un souci de continuité, la manipulation d’objets lors d’une activité pédagogique aux savoirs visés bien définis permet le passage si difficile pour certains d’une étude s’appuyant d’abord sur la perception physique de l’environnement à la conceptualisation des savoirs visés.
À l’école maternelle, on explore le monde. Pour le monde des objets, on choisira des objets de l’environnement immédiat. Mais comment rendre étrange l’objet familier ? Tout savoir se construit en rupture avec ce qu’on croyait connaitre, par un mouvement remettant en question la conception spontanée d’une réalité. Si l’objet devient objet d’étonnement, l’utilisateur bascule du statut d’usager à celui de concepteur (matériaux, liaisons mécaniques…) et fait un pas de côté.
Mais manipuler ne suffit pas pour susciter un questionnement. Il faut introduire l’élément perturbateur allant à l’encontre des représentations majoritaires. Lorsque j’aborde le concept de fruit, si je n’introduis pas dans mon panier une courgette ou une tomate, je ne susciterai aucune question sur ce qu’est un fruit, pire j’installerai chez l’enfant l’idée qu’un fruit est forcément sucré, le plus souvent juteux, un dessert : représentation plus liée à des habitudes culinaires qu’à une réalité scientifique.
Si l’école maternelle est un lieu où on apprend à devenir élève, comment préparer tous les élèves à adopter cette posture de chercheur qui consiste à se poser ses propres questions dans les situations proposées par l’enseignant ? Conceptualiser consiste à organiser sa pensée à partir d’informations pour se représenter un phénomène en dehors de sa présence. C’est à l’enseignant d’organiser des séquences alternant émergence de questions, confrontation de points de vue entre élèves pour que s’élabore une pensée commune produisant des traces collectives d’activité. Il pose ainsi les bases d’une rencontre dont chacun s’approprie les savoirs visés tout en développant des esprits curieux et capables de transposer dans d’autres situations. Il s’agit d’animer plutôt qu’imposer, de sécuriser l’espace de parole tout en valorisant les propositions quelles qu’elles soient.
Bonnard, Découvrir le monde des objets, former des chercheurs dès l’école maternelle, Chronique sociale, 2015.