Dans le cadre de mon cours de français (enseignement secondaire professionnel de promotion sociale), mes étudiants doivent apprendre à argumenter par écrit et à résumer un texte. Comment le confinement a-t-il modifié notre manière de travailler ?
Le premier prérequis pour travailler à distance est évidemment celui du matériel disponible. L’équipement de mes étudiants, quasi tous de jeunes adultes, semble assez varié : cela va du smartphone à la tour. Les étudiants ne disposant pas de matériel peuvent se rendre à l’école, où une salle informatique désinfectée régulièrement est mise à leur disposition. Cependant, elle est très peu utilisée.
« Il est rare qu’une plage reste vide à l’horaire. »
Tous nos cours fonctionnent par modules, organisés en blocs de quatre heures. Un premier problème rencontré a été celui des contraintes horaires de certaines mamans de la classe (pas de papa, apparemment…) qui doivent emmener et aller chercher leur enfant à l’école. Après discussion en Conseil[1]Notre Conseil de la classe (30 minutes tous les 15 jours) permet d’aborder des demandes (individuelles) ou des propositions (pour la classe) émanant d’étudiants ou de moi-même. Les décisions … Continue reading , nous décidons d’aménager l’horaire prévu en décalant l’intercours afin de terminer plus tôt.
Mamans et billard à deux bandes
Cette demande résonne dans mon oreille avec certaines plaintes, formulées lors du temps ça va/ça ne va pas, sur le sentiment d’être largué, seul devant un écran. Je propose de démarrer chaque cours par une demi-heure réservée à des entretiens individuels. Par chance, j’ai le plus souvent un cours par semaine l’après-midi, ce qui permet aussi aux mamans de se connecter[2]Certaines sont rentrées en contact avec moi dans le tram ou la voiture qui les ramenait à la maison… . La décision est approuvée. Durant ce temps, je rencontre via Zoom des étudiants qui en ont formulé la demande en s’inscrivant sur un tableau en ligne partagé. Il est très rare qu’une plage horaire reste vide.
Ce temps inventé un peu par hasard se révèle un moment précieux pour certains ; en présentiel, hormis des discussions en dehors de l’horaire, rien n’est prévu structurellement pour occuper cette fonction, et je n’y aurais sans doute jamais pensé. De manière surprenante, au début, c’étaient souvent les bons étudiants qui s’inscrivaient les premiers, pour avoir des explications complémentaires, etc. J’ai dû préciser en Conseil que ce temps serait réservé en priorité à ceux qui étaient en difficulté…
Un problème énorme lors du premier confinement a été la gestion de la réception des travaux. Des mails volaient dans tous les sens, envoyés parfois sous différentes adresses, ou avec des pseudos inidentifiables. Après avoir essayé en vain de recourir à l’outil Moodle proposé par la FWB (mon école ne s’était pas inscrite à temps), je me rabats sur Google Classroom. Impressionnant : simple, design épuré, c’est précisément ce qui fait son efficacité redoutable. Les étudiants se l’approprient facilement, sauf rare exception, ils en font même la promotion auprès de collègues. Nous sommes des produits non seulement consentants, mais demandeurs.
Mangez-nous, mangez-nous…
Pour la communication pendant les cours, comme alternative à Zoom (qui se coupe toutes les quarante minutes parce que je refuse de payer un abonnement de ma poche), des étudiants proposent une plateforme open source : Discord. Je suis séduit par un autre avantage : elle permet de constituer très facilement des sous-groupes de travail, à l’initiative du prof ou des étudiants eux-mêmes, la salle virtuelle se transforme en château, et l’on peut voyager facilement d’une réunion à l’autre. Las : les alternatifs aiment ou ont eux aussi besoin de sous, pour un groupe supérieur à 25 (ce qui est notre cas), il faut passer par le tiroir-caisse. Second inconvénient : ce produit alternatif a le look et la complexité aimés des alternatifs : des boutons et des options partout, qui effraient mes étudiants plus fragiles. Retour apaisant vers Zoom…
Le travail en sous-groupe se fera donc de manière plus laborieuse, à partir d’un tableau en ligne où chaque équipe enregistre sa composition. À chacune alors d’organiser sa communication interne, via le canal le mieux partagé par ses membres. Quant à leur production commune, elle se fait sur un document partagé sur Google Drive, que je prépare à l’avance dans le dossier de la classe pour éviter par la suite des recherches chronophages.
C’est aussi dans un sous-dossier partagé que se trouveront le calendrier, l’ordre du jour et les rapports du Conseil de notre classe. Il se joint aux sous-dossiers, syllabus, corrections et évaluations, organisation du cours — tout cela dans un dossier Google Drive, qui redouble l’outil Classroom. Celui-ci organise son espace par thèmes au choix de l’enseignant et on peut y déposer des devoirs avec documents d’accompagnement ou non, des questionnaires ou de la documentation partagés. Bonheur : chaque travail remis tombe automatiquement dans le dossier de l’étudiant.
Têtes à clics
Mais cela fait tout de même beaucoup de liens web à retenir… La clairvoyance et la générosité de M. Google sont infinies, béni soit-il sur sept générations, il sort en début de second confinement la possibilité d’intégrer dans ses mails des signatures personnalisées. Chaque classe aura donc, en signature, les liens vers son espace Classroom, le dossier Google Drive, le tableau pour s’inscrire aux entretiens individuels, l’ordre du jour du prochain Conseil ainsi que le lien vers sa chaine Youtube[3]J’ai essayé au départ la plateforme Vimeo, plus petit et indépendant, mais il y aurait des problèmes de compatibilité. Les géants sont généreux, mais ils ne semblent pas perdre le nord pour … Continue reading .
Dans cette chaine, les étudiants retrouvent les vidéos des temps importants des cours enregistrées à l’aide de Zoom, et des vidéos méthodologiques enregistrées à l’aide du logiciel Open Source OBS : comment poster un devoir en ligne, comment s’y retrouver dans les différents dossiers, comment utiliser la grille d’évaluation, etc.
Enfin, pour ce qui concerne les cours, ils se structurent en gros en temps de production, de correction et de théorisation. Là aussi, les outils informatiques à distance ont modifié sensiblement la donne.
Permanence SOS écriture
L’écriture sur ordinateur permet un rapport à priori plus souple à l’écriture : couper, déplacer, modifier, sans devoir tout réécrire. Ce qu’a facilité le travail à distance, c’est le suivi personnalisé des étudiants pendant ces temps de production en classe virtuelle, individuellement ou par équipes. Je suis connecté via Zoom, avec la salle d’attente désactivée et tout demandeur se connecte quand il le souhaite. Comme il travaille sur un document partagé, je peux afficher ce qu’il est en train d’écrire, lui renvoyer un feedback, voire intervenir directement dans son texte.
Cela pouvait aussi se faire en classe, à condition déjà d’avoir accès à un local informatique[4]Pas toujours simple de convaincre direction et collègues que cet outil est aussi indispensable pour un cours de français. , et dans des conditions moins confortables : difficulté à s’installer à côté de l’étudiant dans les classes nombreuses, etc. À cet avantage s’ajoute un autre, inattendu : certains restent connectés pour voir comment d’autres se débrouillent, et écouter les discussions qui s’ensuivent… Puis, au bout d’un certain temps, ils se déconnectent et se mettent à écrire…
Pas moches, mais pas faciles
Ma manière de corriger les copies a évolué elle aussi au fil des confinements. Au départ, je corrigeais à la main, à l’aide d’une tablette. En conseil, les étudiants se sont plaints des abréviations utilisées et des numéros renvoyant à l’indicateur de la grille d’évaluation pour le passage concerné. Ce système serait pénible, malgré le glossaire reçu en début de cours. Pourtant, je ne faisais que reproduire ce que je faisais en présentiel, sur les copies papier — sans jamais susciter de réactions. Effet du stress du distanciel, ou révélation en temps de crise d’une difficulté latente ?
Cela donna lieu à un nouveau bricolage technologique. D’une part, j’installai le navigateur Vivaldi qui permet de juxtaposer deux onglets : à gauche, le texte de l’étudiant, à droite, une liste des commentaires type, reformulés à partir de la grille d’évaluation. J’essaie d’y recourir le plus possible, non seulement pour gagner du temps, mais surtout pour donner un indice d’analyse récurrent, sans donner la réponse à la place de l’étudiant. Désormais, il suffit en quelques clics de sélectionner le passage problématique, et d’y coller le commentaire pertinent, formulé cette fois-ci en une phrase bien claire et bien complète. Finies les copies surchargées d’annotations ou de symboles sibyllins. La copie de l’étudiant reste désormais propre, ce qui symboliquement me semble vertueux, elle se couvre simplement de ci, de là de quelques taches de jaunisse, qui font apparaitre des infobulles explicatives quand on clique dessus[5]Pour le postconfinement, une alternative est prévue pour des copies papier… .
Enfin, j’ai transféré en distanciel une procédure pour organiser la réécriture de copies, mais qui n’était possible qu’en salle informatique. Durant les temps de correction collectifs, on commente deux copies complètes et une sélection d’extraits, tirés des copies remises et anonymisées sur un seul document partagé. Après un temps de lecture et de réflexion individuel, il s’agit d’avoir des échanges sur les réussites et les points à améliorer en sous-groupes, puis en grand groupe. Les principaux commentaires sont en infobulles. Vient un temps de réécriture, où chaque sous-groupe prend en charge un passage (pas nécessairement le leur), pour apporter des améliorations sur la base de ce qui a été dit.
À cet effet, je prévois dans le document en ligne une disposition en trois colonnes (voir sur le site https://bit.ly/3rFqVSW), à gauche apparait le texte original de l’étudiant. Dans la colonne du centre, les correcteurs proposeront leur propre réécriture, avec comme exigence de n’apporter que les modifications indispensables, de manière à ce que le texte de départ soit aussi reconnaissable que possible. Lors des mises en commun finales, et si nécessaire, je corrige moi-même en direct dans la troisième colonne la correction proposée dans la seconde. De la sorte, les étudiants peuvent voir et/ou participer à la transformation d’un passage en trois réécritures. Toutes les discussions sont donc enregistrées et mises en ligne. Ces documents sont stockés dans le drive.
Lors de la réécriture de leur copie personnelle, je demande aux étudiants de faire de même. Dans la colonne de gauche, l’étudiant colle sa première version, dans celle du milieu, sa correction, en mettant en évidence les modifications, tandis que dans la troisième j’apporterai les corrections qui me semblent pertinentes.
Moralité ?
Ce n’est pas au covid que je dois l’utilisation d’outils informatiques pour travailler l’écriture[6]Honneurs soient rendus à feu l’asbl les Corsaires qui réalisa un remarquable travail dans la lutte contre la fracture numérique., mais il l’a systématisé en me libérant des contraintes matérielles (l’accès à la salle informatique) et pour certaines tâches, sensiblement modifié. Mais contrairement à ce dont certains rêvent déjà, cette technologisation de mon cours n’a pas amené à moins d’enseignant, tant s’en faut… Par ailleurs, ce travail a été rendu possible par les hasards de mon parcours professionnel, ainsi que par l’aide matérielle et technique de mon fils. Rien d’un point de vue structurel. Est-ce normal ?
Notes de bas de page
↑1 | Notre Conseil de la classe (30 minutes tous les 15 jours) permet d’aborder des demandes (individuelles) ou des propositions (pour la classe) émanant d’étudiants ou de moi-même. Les décisions se prennent à la majorité simple et j’ai un droit de véto si je considère qu’une décision transgresse le cadre de travail légal ou met en danger (les apprentissages, etc.) un ou des membres de la classe. |
---|---|
↑2 | Certaines sont rentrées en contact avec moi dans le tram ou la voiture qui les ramenait à la maison… |
↑3 | J’ai essayé au départ la plateforme Vimeo, plus petit et indépendant, mais il y aurait des problèmes de compatibilité. Les géants sont généreux, mais ils ne semblent pas perdre le nord pour autant… |
↑4 | Pas toujours simple de convaincre direction et collègues que cet outil est aussi indispensable pour un cours de français. |
↑5 | Pour le postconfinement, une alternative est prévue pour des copies papier… |
↑6 | Honneurs soient rendus à feu l’asbl les Corsaires qui réalisa un remarquable travail dans la lutte contre la fracture numérique. |