Semer dru, récolter menu…

Dans les classes du secondaire, le constat est clair : quand les élèves se voient moins, les vagues de bavardages s’intensifient. Ces espaces de partage risquent de submerger le cours. Même si ce qui s’y joue est essentiel, avec une trentaine d’élèves, donner à la discussion l’espace nécessaire est impossible.

On est jeudi, il fait frais. Sous mon masque, j’ai chaud. J’ai dû hausser le ton à plusieurs reprises. Je sens que j’ai forcé la voix. Il reste un bon quart d’heure et je voudrais que ces précieuses minutes de présence s’évaporent simplement, ou se diluent. J’ai l’inconfortable impression d’être au centre d’une arène ; je fais claquer ma voix pour garder l’attention des élèves sur le cours, sur le travail en cours et empêcher la tension de monter.
Avec cette classe de 5e secondaire de l’enseignement général, je questionne notre rapport à l’histoire. J’utilise un diaporama que j’ai préparé pour un cours à distance, le texte de Marx, un peu complexe, est projeté au tableau. On l’analyse en faisant des allers et retours vers des peintures de Frida Kahlo et Diego Rivera. Je les sollicite, progressivement, le texte est débroussaillé. Mais je sens bien que je ramasse les branches seule. Parce que le temps est compté, je voudrais bien aller au bout de ma leçon et je sacrifie la qualité (j’aurais dû imaginer un dispositif plus actif) à la quantité (en travaillant avec eux, je voulais éviter le bavardage des sous-groupes). Un calcul ridicule.
Sous leurs masques, Léa papote avec Ayda, Nacym est en pleine discussion avec Eve. Je me doute qu’ils parlent du texte ou je postule ou bien j’espère… Mais je ne crois pas me tromper en imaginant que Mila parle de toute autre chose. Elle a l’air fatiguée. Je sais qu’elle peine avec l’alternance présentiel-distanciel. Je sais qu’ils sont tous en peine avec ce rythme haché. Et puis, ils ne se voient plus, pas assez pour continuer à prendre la parole avec confiance. Des tensions ont affleuré, certains se sont retrouvés exclus.

Les murmures du son

L’écoute dans cette classe de vingt-sept élèves a toujours été un enjeu pénible. Ils sont parvenus à faire sortir des enseignants chevronnés de leurs gonds. On pourrait l’appeler une classe difficile, sauf qu’avec le temps, nous avons appris à les connaitre, à reconnaitre leurs forces, les atouts de chacun qui permettent au groupe de fonctionner… souvent dans le bruit, et du coup, trop lentement pour ceux qui suivent avec aisance et trop vite pour les élèves qui éprouvent des difficultés.
C’est l’une de ces classes hétérogènes comme on en voit beaucoup dans le secondaire supérieur.
Parfois je m’imagine passer sept heures de ma journée deux-cents jours par an, dans un petit espace, trop chaud ou trop froid, nauséabond, avec vingt-six autres personnes dont je n’aurais pas choisi la compagnie, mais que je connaitrais depuis des années. J’abrège assez vite l’exercice de pensée tant il est déplaisant. J’arrête, avant d’imaginer les conflits qui m’opposeraient à celui qui monopolise la parole pour dire en vrac ce qui lui passe par la tête, mes réactions face aux haussements de sourcils d’une autre, au dédain pour mes idées, mon impatience pour les suggestions farfelues…
Nous infligeons une promiscuité à nos élèves et s’ils en payent le prix, nous aussi.
À l’âge où les élèves se construisent une identité à la fois rigide et molle, où ce qui se joue dans le groupe est de l’ordre de la concurrence, des luttes territoriales, la dynamique du groupe, cette alchimie indispensable à la mise au travail nécessite du temps, des compétences et repose sur l’ouverture d’espaces de discussion sécurisés…
Des espaces de discussion tels qu’ils ont été pensés par Michel Tozzi, par exemple, ou Matthew Lipman, où ce qui se joue, c’est d’apprendre à construire une réflexion de manière collective. Où les rôles sont répartis, l’une reformule, l’autre prend note ou schématise, un autre encore est garant du caractère réflexif de la discussion…

Le prix de la parole

Comment faire classe si le groupe n’a pas pris l’habitude de travailler ensemble, quelle que soit la matière, de saisir ce qu’implique le respect, la parole, quand il s’agit d’affiner ce qui est pensé. Un endroit où se joue la bienveillance et déjoue l’opinion, les aprioris et qui permet de s’ouvrir à l’autre tel qu’il est et tel qu’il pense.
L’école se doit d’être un espace où les enfants, les adolescents filles et garçons apprennent à dire et à penser. Cet impératif, d’autant plus grand lorsqu’on vient de milieux où la possibilité de s’exprimer est bafouée en permanence est aujourd’hui rarement réaliste.
J’aimerais bien qu’on m’explique comment on crée cet espace à vingt-sept parce que même à vingt, c’est délicat. Or, l’effet de ces tensions est en réalité énorme : les élèves qui à défaut d’avoir pu formuler ce qui les meut, ce qui les émeut, faute d’avoir eu l’occasion de verbaliser une pensée foisonnante, en bataille, bousculent alors les limites imposées par l’école et se retrouvent poussés vers la sortie.
Dans le 2e degré, il y a un nœud dans le passage de la 3e à la 4e. On passe de profs  régents  (souvent meilleurs pédagogues) à des profs agrégés (des universitaires dont le discours est moins adapté, mais les programmes plus motivants). Dans ces années charnières, la taille des classes est un enjeu majeur. L’enseignement général perd alors énormément d’élèves, la plupart issus des milieux populaires. Le calcul est simple pourtant : plus les élèves sont nombreux moins l’enseignant peut consacrer du temps à accompagner le doute, l’erreur, l’inconnu. Moins de temps pour les corrections, l’attention à chacun, pour écouter, faire lire, moins de temps pour expliquer, reformuler, moins de temps pour les essais, pour l’expérimentation…
Plus qui donne moins
Ce qui est paradoxal, c’est que ces élèves dont on réoriente le chemin se retrouvent alors dans des filières de l’enseignement où la taille des classes est réduite. Or ce passage vers l’enseignement technique ou qualifiant a trop souvent comme corolaire un sentiment d’échec, une perte de leur confiance en l’école, en eux…
Dans l’école où j’enseigne, nous avons pris le parti de résoudre ces difficultés, quand nous le pouvons, en donnant cours en parallèle. La moitié de la classe a deux périodes de math, l’autre, deux de philo. Et la semaine suivante, on alterne. Nous nous retrouvons alors avec de plus petits groupes, une dynamique solidaire.
Cette organisation au résultat salutaire nous demande de prester plus d’heures que celles pour lesquelles nous sommes payés. Notre marge d’autonomie est réelle et nous permet de réaliser un travail de qualité. Il s’agit néanmoins en réalité encore trop souvent de bricolages. Si nous pallions les manquements d’un système scolaire qui dysfonctionne, nous en payons le prix en termes d’heures supplémentaires.