Si on fait 4 x 4, on obtient 8

Jeunesse étude emploi, tout un programme ou JEEP, l’occasion pour deux classes d’élèves d’une école de Bruxelles de découvrir qu’il faut faire des études, que si l’on veut on peut toujours trouver un travail et, surtout, que si on n’en trouve pas, c’est parce qu’on a choisi de ne pas se lever…

« Vous savez, la vision que votre famille peut avoir d’un métier peut amener vos parents à accepter ou non que vous fassiez ces études. Par exemple, une fille qui venait d’une famille d’avocats voulait faire les romanes. Ses parents s’y sont opposés. La fille a été obligée de se battre avec ses parents pour s’inscrire (en romane). Vous imaginez ? » L’exemple, présenté à une classe de 6e année de l’enseignement professionnel option « Auxiliaire administratif et d’accueil » est assez bien choisi. Quand on s’adresse à un public issu des quartiers populaires de Molenbeek-Saint-Jean, dans le nord-ouest de Bruxelles, où la famille fait appel à l’avocat pour sortir le frère de prison et où ils connaissent mieux les Romanos que les romanes. Or, nous sommes à la Mission locale de Molenbeek. « Jeunesse étude emploi, tout un programme », le JEEP est en route. Du coup, vous allez vous dire, mais que fait le professeur de religion dans cette Jeep ? Je cherche un lien : 4 x 4 c’est multiplier, Jésus multipliait les pains… Non ? Sérieusement : le professeur de religion accompagne, car l’activité se déroule pendant ses heures. Quoi de plus normal que de consacrer des heures de cours à la préparation de ces jeunes au choix de leurs études supérieures et, surtout, au marché du travail. Financée et co-organisée par Actiris et la Fédération Wallonie-Bruxelles, la formation JEEP se déroule en 4 temps. Quoi de plus normal quand on a quatre roues motrices. À l’avant, une première formation à la valorisation des métiers et l’insertion possible sur le marché du travail. Une deuxième portera sur la gestion du budget. Ensuite, à l’arrière, une matinée chez Actiris pour conclure par la dernière roue : celle qui fera un dernier tour de la question.

Tout terrain ?

Malheureusement, ou heureusement, je ne vais, pour finir, que participer à la première partie de la formation. Impossible pour moi de raconter, apprécier ou critiquer les autres parties. Mais si les autres séances ressemblent, même de loin, à la première, il y a de quoi être inquiet. On assiste à un mélange d’improvisation, d’exercices idiots, d’informations inintéressantes pour le public présent, empreint d’une idéologie clairement ancrée à droite, basée sur le mérite et la responsabilisation individuelle.

La matinée se déroule dans un local que l’on peut qualifier de cave. Il fait chaud (les tuyaux de la chaudière du bâtiment traversent la pièce), les néons nous éclairent vu l’absence de fenêtre et il y a à peine assez de place pour tout le monde. L’animatrice, secondée par son collègue, propose un exercice de présentation : on se lance un ballon (j’aurais préféré une roue de secours…) avant de dire son prénom, son âge, ce que l’on aime faire (« du shopping » gagne le premier prix) et ce que l’on voudrait faire plus tard (du « je sais pas », au « mannequin » à « chômage », tout y était pour bien commencer…). Ensuite, on est passé à la question de ce que qui peut influencer ou pas notre vision d’un métier. Le schéma comprenait deux parties : la valorisation ou non du métier et le degré d’insertion dans le monde du travail. La liste des métiers proposés ? Chauffeur de la STIB, footballeur pro, policier, ministre et chômeur. Mais un élève va placer « chômeur » en dehors du tableau proposé… « C’est pas un travail ça ! », dira-t-il. L’animatrice enchainera en demandant au groupe si « Tous les chômeurs sont des demandeurs d’emploi ? »

Entretien sans garantie

Moment suivant : on est divisé en petits groupes. Chaque groupe reçoit un métier et il doit lister les tâches, les possibilités d’insertion, les conditions de travail et d’accès ainsi que les débouchés pour ledit métier. Heureusement qu’on roule en Jeep, car vu les métiers proposés il fallait être équipé pour comprendre. Dans la liste on trouvera le thanatopracteur, l’endomosonier, un prof de yoga pour chien… « Madame, sérieusement, ça n’existe pas ça, prof de yoga pour chien ! » Réponse : « Evidemment que oui, à Beverly Hills en Californie. » Attention, l’autre animateur entre en scène : « Savez-vous quel pourcentage de gens exercent un métier qui n’existait pas il y a quelques années encore ? » Réponse : « 65 % ! » Exemple ? « Un métier d’avenir c’est Youtuber. » « Mais oui, Youtuber comme Cipria. Il gagne 10 000 euros/mois. » Jusque-là, on est dans le ridicule sans plus. La suite de la matinée a quelque chose de plus inquiétant. On y repère une certaine idéologie. Pas question ici de discuter des problèmes de manque d’emploi dans le quartier où se déroule la formation (40 % des moins de 25 ans sont sans emploi), pas question de discuter des difficultés de réussir des études universitaires quand on a suivi un enseignement secondaire en professionnel. Pour l’activité suivante l’animatrice demande aux élèves de jouer une scène de théâtre afin de présenter un métier (toiletteur pour chiens, traducteur/interprète, hôtesse de l’air et professeur de Zumba) en expliquant qu’ils doivent s’imaginer que le métier proposé est « Le plus beau métier du monde, je devrais même vouloir arrêter d’être formatrice Jeep pour le faire. »  Formatrice qui dira aussi à une fille qui joue l’hôtesse de l’air alors que l’avion se crashe : « C’est bien, tu montres une facilité d’adaptation : même en cas de crash, tu gardes le sourire. »

On arrive alors à la conclusion de la matinée. Qu’est-ce qui est important pour être heureux dans votre travail ? « Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie. » Et puis « N’oubliez pas de vous découvrir vous-même. » Violon la phrase ? Ce serait oublier les quatre phrases — qui parlent d’elle-même — du Jeep affichées au mur du local qui permettent un concert de violons : « À l’origine de toute gloire, il y a le fait d’avoir osé commencer. » ; « Il n’y a pas de personnes extraordinaires, il n’y a que des gens ordinaires avec des déterminations extraordinaires. » « Il n’est jamais donné une deuxième chance pour faire une bonne impression. » « Dans la vie, tu as deux choix, soit tu te recouches pour continuer à rêver, soit tu te lèves pour le réaliser. » Et là, moi je regrette de ne pas m’être recouché, j’aurais préféré continuer à rêver que de vivre ce cauchemar.