Oser partir d’eux. Est-ce que je ne vais pas me perdre ? Ne vont-ils pas me raconter des carabistouilles, m’emmener là où je ne veux pas aller. Et comment je fais si cela déborde, si je ne peux pas répondre ?
Au début, voilà des questions qui m’assaillaient et me retenaient de partir d’eux. Bravées ces réticences et parfois avec une certaine dose d’innocence, c’est un monde qui s’est ouvert devant moi et devant eux. En route pour l’aventure, parfois chaotique, toujours intéressante.
« On ne va quand même pas accepter toute la misère du monde. » « Ils prennent nos emplois ; ils n’ont rien à faire ici. » Voilà le type de réflexions que suscitait le thème immigration vu au cours de géographie. Après plusieurs essais non concluants et des discussions vives qui viraient, si je n’y prenais garde, au catalogue d’opinions développées par l’extrême droite contre l’immigration, j’ai décidé de changer mon fusil d’épaule pour aborder le thème. J’ai privilégié la récolte d’informations par les élèves. Je leur ai demandé de réaliser leur arbre généalogique et d’interviewer une personne d’origine étrangère. L’arbre généalogique, je l’utiliserai pour lancer la problématique, les interviews pour apprendre à classer des informations et repérer les causes et les modalités de migration. À chaque fois, des balises et des échéances claires.
Pour l’arbre généalogique, il s’agit de récolter sur quatre générations des informations de base : le nom de famille, l’année et le lieu de naissance, la profession exercée de chaque aïeul. Jour J en classe, je vois les élèves qui échangent avec leur voisin ou voisine à partir, de la feuille A4 qu’ils ont devant les yeux. Conversations animées que je me garde bien d’interrompre dans un premier temps. Il y a aussi les élèves qui viennent me voir personnellement et me disent : « Vous savez, moi, je ne connais rien de la famille du côté de maman, on est en froid ; pas question d’interroger les grands-parents. » « Mes parents n’ont pu me répondre, ce sont mes grands-parents qui savent et ils sont en vacances. » J‘écoute et je demande de terminer pour le cours prochain, quand c’est possible. Je ne mets pas en doute les excuses évoquées.
On commence le cours : première consigne, que je demande d’écrire au dos de l’arbre généalogique : « Quel rapport y a-t-il, selon vous, entre le cours de géographie sur les migrations et votre arbre généalogique ? » Quelques minutes de silence pour mettre par écrit les idées qui leur viennent. Deuxième consigne plus personnelle : « Qu’est-ce que ce travail vous a apporté de particulier, d’étonnant ? » Je précise, pour cette deuxième consigne, qu’il n’y pas d’obligation d’en parler devant tout le monde. C’est personnel. On met en commun. Chacun à tour de rôle lit ce qu’il a écrit. Ceux qui n’ont rien à dire s’abstiennent. Pas de commentaires sur ce qui est dit.
On passe ensuite à la troisième consigne : si un de vos parents est né à l’étranger, levez le bras. Je demande à un élève de compter avec moi. Je note au tableau, on calcule la proportion de personnes nées à l’étranger et on fait de même pour chaque génération. Ensuite, je distribue plusieurs post-its et demande de positionner le lieu de naissance des ascendants nés en dehors de la Belgique sur le grand planisphère qui est accroché en classe. J’ai fait cet exercice plusieurs années de suite avec mes classes de 5e du général. Ce qui ressort, c’est un condensé de l’histoire de la Belgique, des grands-parents italiens venus fin des années quarante, des réfugiés des pays de l’est, d’anciens Russes blancs, des parents nés au Congo belge, des aïeux anglais, guerre de 40 ou de 14-18 oblige. D’autres français, grand-ducaux, hollandais. La proportion d’« étrangers » est pratiquement toujours la même, un tiers, et cela surprend chaque fois les élèves. Ils n’imaginaient pas une proportion aussi élevée.
À partir du moment où j’ai travaillé ainsi, exit ces discussions de café du commerce. Par contre, des réflexions beaucoup plus nuancées ont émergé sur ce thème délicat : « J’ai un patronyme flamand, je le tiens d’un aïeul venu chercher un emploi dans la sidérurgie wallonne, car il n’y avait pas assez de travail en Flandre ; finalement c’est la même situation pour les Italiens, les Marocains qui sont venus travailler en Belgique après la guerre. » « Des sans-papiers, qui n’en a pas déjà employés pour des travaux dans sa maison, ça coute moins cher. » « Est-ce que notre femme de ménage, elle est en situation régulière ? »
Peut-on dire ici que je suis partie des élèves ? J’ai choisi le thème à aborder et les balises, c’est moi qui en ai décidé. Néanmoins, ce sont eux qui ont récolté les informations personnelles. Selon des confidences glanées auprès de certains étudiants plus extravertis, aller à la recherche de ses origines leur a permis d’engager une discussion en famille. Rencontrer une personne et l’interviewer a demandé de se dépasser et de rencontrer des réalités parfois bien éloignées de leur quotidien. Bien sûr, ces informations apportées en classe sont fragmentaires, incomplètes. À partir de là, à l’aide de cartes, d’autres documents travaillés en classe, je peux approfondir le thème pour que les élèves s’approprient les compétences géographiques et, je l’espère, élargissent leur compréhension du monde.