D’aucuns décrivent les stages en entreprises, déjà organisés aujourd’hui dans l’enseignement qualifiant, comme la solution à une série de problèmes (dont celui du chômage). Sociologue et chercheur à l’ISCRA (Institut Social et Coopératif de Recherche Appliquée) à Montpellier, Fabrice Dhume montre qu’avant tout les stages en entreprises confirment et même produisent les discriminations dont sont victimes les jeunes, en particulier d’origine étrangère. Discriminations que l’école organise en amont, pendant et après les stages. Entretien.
Responsable du manque de préparation au monde du travail, la formation dispensée aux élèves de l’enseignement professionnel et technique serait en décalage parfois quasi total avec la manière de travailler des entreprises. Matériel vétuste, enseignants déconnectés du terrain, stages insuffisants en nombre… autant de critiques souvent faites à l’école. Les stages en entreprise seraient alors la solution au problème. Fabrice Dhume, sociologue à l’ISCRA, publie aujourd’hui un livre [1]F. Dhume-Sonzogni, « Entre l’école et l’entreprise, la discrimination en stage. Une sociologie publique de l’ethnicisation des frontières scolaires », Éd. Presses universitaires de … Continue reading, fruit d’une importante recherche, dans lequel il montre que, loin de régler tous les problèmes, les stages en entreprise reproduisent les discriminations et les inégalités du monde du travail. « En fait, si la discrimination en stage est d’abord le fait des entreprises, l’école coproduit cette discrimination ou, même, l’anticipe. Ce qui est en totale contradiction avec ses missions. » L’école est en effet censée garantir le droit, et la discrimination en stage est pénalement condamnable depuis 2001. Mais comment expliquer que l’école participe à ces discriminations ? « Cela fait sens dans le type de rapport que l’école entretient d’une part avec l’entreprise et d’autre part avec l’élève. » Ce qui devait être un partenariat entre l’école et l’entreprise pour la formation glisse vers une alliance dans laquelle « le public devient une variable d’ajustement. Il s’agit d’une situation de coproduction : l’employeur veut un stagiaire, le professeur, lui, doit gérer le potentiel de places de stages. Si un employeur explique ne pas vouloir certains types de jeunes, l’enseignant va vouloir à la fois protéger le jeune et garder la place de stage ». Les conséquences sont graves : « Il tolère des pratiques douteuses au lieu de négocier la qualité des stages. » On peut même dire que l’attitude de l’enseignant est à illégale, car dans ce cas il discrimine en réalité pour le compte de l’employeur.
Les employeurs expriment-ils vraiment des demandes aux professeurs quant au type de stagiaire qu’ils désirent ? Pour le chercheur, on est confronté à trois cas de figure. Dans le premier cas, l’employeur fait une demande explicite. Dans le deuxième cas : l’enseignant décode les demandes de l’employeur, qui « n’a plus besoin de le dire. La discrimination est implicite ». _ Enfin, dernier cas de figure, l’enseignant organise lui-même la discrimination sans avoir reçu de consignes d’un employeur. Mais la discrimination observée dans cette recherche trouve sa source bien avant les stages. La manière même dont le système scolaire est organisé est à la source du problème. En effet, les élèves inscrits dans les sections qui organisent des stages ont déjà fait l’objet d’une certaine relégation. Relégation qui explique que l’on retrouve plus d’élèves d’origine étrangère et de milieux populaires dans ces filières. Conséquences ? Les établissements ont tendance à faire des critères ethniques des instruments de gestion. Par exemple, au sein des répertoires de fiche de placement de stage, on trouve une forme de spécialisation ethnique dans la répartition des tâches : les élèves ayant un patronyme « discriminable » sont plus souvent suivis par des tuteurs en entreprise, mais aussi par des enseignants qui ont le même type de patronyme. Au-delà, la discrimination ethnique n’est pas indépendante du genre ou de la classe sociale : ainsi, dans certaines filières, une fille d’origine étrangère peut être perçue comme un argument « exotique » pour un stage en vente alors qu’un garçon de la même origine sera vu comme un danger. Ces critères sont couramment tolérés dans l’école, et il arrive qu’ils contribuent à déterminer jusqu’à l’orientation scolaire.
Dans le rapport avec l’entreprise, la qualité des stages est peu, ou pas, remise en cause. « Les enseignants se sentent dominés. Ils n’ont pas l’impression de pouvoir toujours intervenir sur le contenu des stages, car ils sont déjà contents que l’on prenne leurs élèves. Ils se concentrent sur la gestion des problèmes de stock et de flux de stages, au détriment de la négociation sur les critères de sélection, par exemple. Du coup, ils vont envoyer les bons élèves dans les bons stages afin de ne pas les perdre. Mais le dispositif mis en place se retourne contre eux. » Aussi, dire qu’il existe un réel partenariat entre l’école et l’entreprise est un leurre. « Si l’école s’engage à ce que le stagiaire honore son engagement vis-à-vis de l’entreprise, cette dernière n’est de fait redevable que d’un engagement moral dans la formation. Or, la pression idéologique sur les stages comme la pression pratique (nombre de stages, etc.) conduisent à accentuer ce déséquilibre, qui se traduit en fin de compte dans une sorte de subordination de l’école à l’entreprise, voire une logique de soumission des enseignants à l’égard des patrons ou des tuteurs de stage. Ces derniers sont alors considérés non pas comme des formateurs extérieurs avec qui négocier, mais quasi comme des bienfaiteurs ayant accepté de rendre service à une institution scolaire publique qui a besoin d’eux et qui, en revanche, peine à être à la hauteur. » Ainsi, les enseignants ont l’impression que les difficultés qu’ils rencontrent à trouver des stages ou placer des élèves relèvent essentiellement des incompétences des jeunes à s’adapter au monde de l’entreprise. Or, l’adaptation à une situation est censée faire partie des objectifs d’apprentissage, mais là elle devient comme une condition préalable qui justifie de trier les jeunes. Fabrice Dhume souligne que les enseignants se sentent même redevables vis-à-vis des employeurs qui ont accepté un jeune « difficile », par exemple. Ce qu’il nomme une « dette » pour l’enseignant est transféré sur l’élève. Ce dernier est censé donner une bonne image de l’école, gage de confiance des employeurs dans l’institution scolaire. « L’élève est ainsi engagé, non pas seulement pour son image personnelle “d’éducabilité” et “d’employabilité”, ou autrement dit pour son image d’élève qui doit apprendre, mais comme agent scolaire en mission, cheville ouvrière de l’équilibre tout entier du placement ». Il revient donc aux élèves de supprimer la distance qui existe entre l’école et l’entreprise, comme s’il existait une « continuité normative » entre les deux mondes. « C’est ainsi que l’on transfère sur les élèves la charge d’être conformes aux normes entrepreneuriales, même lorsque celles-ci sont illégales, et par exemple discriminatoires. »
De fait, si l’institution scolaire est incapable de réguler le problème de la discrimination dans le choix des stages, elle l’est tout autant pour gérer les problèmes de discrimination au sein même des lieux de stage. « On nie ces problèmes et on apprend aux élèves à mentir. Ce n’est certes pas volontaire ni toujours conscient. Je pense à cette élève qui était en stage dans le secrétariat d’une entreprise. La stagiaire devait faire une présélection des CV qui arrivaient. La consigne était claire : jeter tous ceux dont le patronyme était d’origine étrangère ou qui habitaient en banlieue. Et ce, alors même que la stagiaire était d’origine marocaine. Mais elle n’a jamais pu parler de ce problème à l’école. » L’école ne permet pas à l’élève d’en parler voire laisse sous-entendre que si problème il y a, c’est probablement le fait d’une inadaptation de la part des élèves. On leur reproche de se « victimiser ».
Face aux problèmes de discipline que rencontrent certains enseignants, ils en arrivent même à penser que la discrimination ou les difficultés que rencontrent certains élèves en stage pourrait « constituer un “support éducatif” dans une perspective de dressage des récalcitrants. » Ainsi, face à une situation discriminatoire, l’enseignant n’aura pas le même comportement en fonction de l’élève qu’il a devant lui : il y a celui qui « mérite » que l’on intervienne pour lui et celui qui ne le mérite pas. Il existe donc « un usage tempéré ou dosé de la discrimination visant à ramener les élèves à leur place et à obtenir d’eux une acceptation de leur condition, une soumission à l’ordre. » Une situation qui concerne d’autant plus un jeune s’il est de sexe masculin, de milieu populaire et issu de l’immigration. « Si la question de l’arbitrage de la légitimité de la discrimination (et en conséquence de l’obligation morale à réagir ou non) concerne tous les élèves, cette conception disciplinaire de la discrimination pointe principalement vers le “portrait-robot” du jeune homme réactif à l’ordre scolaire, vu comme issu de milieux populaires et surtout de l’immigration », précise le chercheur. À défaut d’agir face aux discriminations, les enseignants cherchent des aménagements : pour compenser la discrimination dans le secteur privé, ils optent pour des stages dans le secteur public comme au secrétariat d’une école, par exemple. « Or, on sait que sur un CV, les stages dans le secteur public ne font pas le poids à côté de ceux du privé. Il y a là encore une nouvelle discrimination qui n’aidera pas le jeune une fois qu’il sera sur le marché de l’emploi. »
On le comprend, cette recherche remet sérieusement en question le nouveau modèle qui nous est vendu comme la solution miracle. Un système où « les enseignants sont conduits à se soucier du résultat (une place pour tous les élèves) sans trop de regards sur le processus (le vécu de la recherche de stage) ni sur la qualité du produit (ce que l’on apprend en stage) ». Pour Fabrice Dhume, « selon ce schéma mettant en continuité l’école et l’entreprise, la discrimination peut n’être en fait que le signe d’un travail scolaire encore à faire. Et la discrimination en stage, particulièrement, signe une sorte de continuité morale entre l’école et l’entreprise. En définitive, loin de n’être qu’un produit de la sélectivité du monde du travail face à laquelle l’école serait impuissante, la discrimination s’avère tout compte fait comme une coproduction “partenariale” ».
Notes de bas de page
↑1 | F. Dhume-Sonzogni, « Entre l’école et l’entreprise, la discrimination en stage. Une sociologie publique de l’ethnicisation des frontières scolaires », Éd. Presses universitaires de Provence/IREMAM (coll. « Sociétés contemporaines »), 2014, 274 p. |
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