Marina accompagne des jeunes en difficulté scolaire et autres, à l’intérieur d’un dispositif mis en place par la ville de Salon de Provence, en partenariat avec un collège. Elle décrit le cadre de son travail, sa façon et celle des jeunes de s’inscrire dans ce cadre, les chemins qu’elle prend, les questions qu’elle se pose.
Inès, 14 ans, élève en 5e année secondaire, décroche des cours, de sa classe, de l’école. Elle chahute, répond aux profs et se fait remarquer « pour sa grossièreté ». Elle est une des six jeunes choisis en fonction de leurs attitudes en classe, de leurs absences ou d’autres manquements, par une « équipe de veille », pour faire partie du « programme de réussite éducative » organisé par la ville.
Il s’agit d’un dispositif étalé sur une période de six semaines, renouvelable. Les élèves quittent les cours pendant 4 h par semaine. Ce temps comprend 2 h pour une rencontre individuelle avec Marina, qui est chargée de les accompagner dans leur « réaccrochage scolaire », en tentant de les mettre en projet, de susciter une envie, un gout d’apprendre… Une gageure pour des élèves souvent très en difficulté scolaire. Et le temps hors cours comprend aussi 2 h pour un moment collectif (microprojets, ateliers d’écriture) entre les six et l’accompagnatrice. Les jeunes sont plus ou moins consentants. Les familles sont invitées à adhérer au projet mais, souvent, ne se manifestent pas… Le fait d’être distingué des autres peut faire plaisir ou poids.
Inès vient irrégulièrement au moment individuel. Elle est venue quelques fois dans le temps collectif et s’y est montrée peu intéressée. En général, elle est plutôt rebelle : elle regarde sans cesse sa montre, fait marcher son portable, dit qu’elle ne viendra plus, refuse de faire l’activité proposée.
Par moment, elle « prend » un peu. Par exemple, lors d’un moment d’écriture à partir de photos, elle ne voulait rien faire. Comme il s’agissait aussi d’écrire pour les photos des autres, Marina lui a écrit une question. Là, Inès a répondu et il s’est établi un petit moment de dialogue écrit. Malgré ces petites touches qui font accroche, Inès dit qu’elle ne viendra plus dans ce temps collectif.
Marina lui donne alors rendez-vous pour parler avec elle de ce refus de participation au collectif. Elle avait pensé lui proposer une sorte d’évaluation, simplement en lui demandant de pointer ce qui avait été positif et ce qui avait été négatif pour elle.
Inès y vient, dans ce temps individuel, prévu le jeudi de 14 à 16 h. À son arrivée, Marina achevait de manger.
– Ah, vous mangez des haricots ?
– Oui, ils viennent de mon potager.
Au mot « potager », quelque chose bouge et a l’air de faire un peu possible parole, un peu soleil même. « Quand ma maman était malade, j’ai dû aller dans une famille d’accueil. J’ai été séparée de ma sœur. Dans cette famille, les gens avaient un potager. J’aimais beaucoup aider à travailler dans ce potager après l’école. »
Et voilà qu’Inès, fille de cité, devient loquace à propos de potagers. Elle en connait un bout, peut nommer toutes sortes de légumes et évoquer leur traitement. Marina se met à l’écoute de cet intérêt et fait des offres à Inès : est-elle au courant de l’existence de potagers collectifs dans la ville ? N’irait-elle pas voir sur internet ce qu’on en dit ? Il y aurait moyen d’écrire une lettre à un des participants aux potagers collectifs pour lui demander de le rencontrer.
Inès entre dans ces offres. Par rapport à l’idée de départ de Marina, faire une évaluation, il y a eu petite déviation, mais aussi possible mise en confiance. _ Inès dit ce qu’elle n’a pas aimé dans les moments collectifs et aussi ce qu’elle a aimé. Elle se souvient quand même de traces laissées sur les murs, de certains ateliers d’écriture. À propos d’un jeu permettant de comprendre les étapes d’un projet, elle avait dit qu’elle n’y comprenait rien mais là, en lien avec les potagers, c’est plus concret, elle comprend mieux.
Les chemins pris par et avec Inès soulèvent des questions chez Marina : « Est-ce rigoureux de se laisser entrainer sur un terrain lié au plaisir, au “j’ai envie de…”, alors qu’il y a à penser école, choix d’option professionnelle pour l’an prochain ? En plus, sur un terrain qui me plait aussi… C’est sans doute pourquoi j’ai rebondi aux apports d’Inès, je ne l’aurais peut-être pas fait pour un autre terrain. »
Que peut-on dire ici à propos des rigueurs ? D’abord du dispositif lui-même : est-il rigoureux ? Oui peut-être, si rigueur renvoie à objectifs limités, fixés et cadre très précis. Mais non sans doute, si rigueur et sérieux supposent série. Faire série, dans le sens de possibles reprises, durées, répétitions, longue inscription… « Ici, en six semaines, c’est comme si une porte est ouverte et vite refermée. », dit Marina. De plus, il y a toujours insistance des enseignants pour que les cours perdus pendant ces heures hors classe soient rattrapés.
Ce qui pose tout de même question quant à une réelle prise au sérieux de ces six semaines ou quant à leur lien avec la classe (qui, elle, bouge ?). Peut-être y a-t-il une forme de rigueur dans la manière dont Inès (ne) s’empare (pas) de ce qui lui est « offert » ? On pourrait se demander si elle n’en perçoit pas confusément les faiblesses, l’impossibilité de prendre vraiment place, le manque de lien avec la classe. Elle reste dans une logique de dire « non ». Peut-être à un manque de sens ?
Un « oui » arrive quand quelque chose et quelqu’un semblent lui faire une petite place. Marina ne savait plus quoi faire et en fait c’est Inès qui trouve, si on peut dire… Tout l’art est de voir quelle posture rigoureusement tenir devant cet infime, qui pourrait peut-être faire ouverture.
On pourrait récupérer, manipuler, profiter de cet intérêt d’Inès pour la ramener au plus vite à « ce qu’il faut voir en classe ». Pour Marina, il s’agit d’accueillir un intérêt. Elle l’inscrit dans un pari de faire naitre quelque chose de nouveau, à partir de ce tout micro pris au sérieux. Tout à fait pris au sérieux pourrait vouloir dire amplification, mise à l’ouvrage avec vrai potager, réalisations, recherches ou autres, mais voilà, six semaines, six séances… Et en plus, le genre de compte à rendre à l’institution ne colle que peu avec une démarche qui demande du temps : « Est-ce que tu as bien fait avec elle la leçon qu’on a vue en classe ? »
Marina relève le fait que le temps scolaire, le temps du dispositif et le temps d’Inès ne sont pas les mêmes. Comment inscrire les temps d’approche de quelqu’un dans telle ou telle organisation de classe ou de hors classe, serait sans doute une question à se poser. Pas simple, mais en valant la peine : il s’agirait de trouver des pistes qui soient rigoureuses quant à la prise en compte du sujet qui n’est pas qu’élève.
C’est ce sujet que Marina dit d’ailleurs protéger quand elle passe sous silence, pour l’extérieur contrôlant, certains aspects de ce qui a au juste été fait, dit, lors des séances individuelles ou collectives.
Marina le dit : se tenir ainsi au plus près du sujet et l’accompagner dans des détours qui pourraient donner gout aux apprentissages, au choix d’une option, ou simplement un début de confiance, demande beaucoup de force à l’adulte pris dans ce genre de mission courte. Il est obligé de se battre contre le trop pressé de l’institution et aussi contre ses propres impatiences ou ses manques d’idées parfois. Il doit aussi traverser des peurs, peur de trop de déviation, par exemple. Si cette peur est forte, il n’« écoute » pas la déviation, se sclérose et se fige dans ce qu’il faut faire. Si cette peur est traversée, on peut arriver à quelque chose.
Je suis frappée par les temps de Marina aussi : de l’agacement avec cette Inès et puis de l’accueil à l’inattendu, du tiraillement entre les attentes de la ville, du collège et les (non) attentes d’Inès… C’est sans doute une posture de départ, le soutien au sujet, à travers tout, qui permet de se relier au temps d’Inès et de déplacer les rigueurs d’un cadre (nécessaires, mais…) vers la rigueur des « faire place ».