Tapis d’histoires

Se mettre à genoux derrière un tapis de contes pour mieux tenir debout sur ses deux jambes? Un pari que je fais avec douze élèves de 1re et 2e différenciée.

Au fil des années et de mon travail avec les élèves qui arrivent en secondaire, les mêmes profils et constats se dégagent. À chaque rentrée, j’accueille ces enfants qui accèdent au secondaire sans le fameux CEB.

Envoyés au tapis

Trois profils dans ces classes. Le premier serait composé par les enfants qui sortent de l’enseignement spécialisé, majoritairement dans le type 8 (troubles de l’apprentissage). Ils arrivent avec un diagnostic, souvent en intégration, bénéficiant de psy, de logopèdes. Ces jeunes-là vivent leur arrivée dans le secondaire ordinaire comme une promotion, ils ont souvent des acquis de 3e, voire 4e primaires. Ils ont bénéficié de petits groupes d’apprentissage et ont été suivis, accompagnés. Leur rapport à l’adulte et à l’institution n’est pas vraiment conflictuel.

« Il faut des moments forts de fierté pour qu’ils se sentent à nouveau capables d’apprendre. »

Le deuxième serait celui des ex-primoarrivants. Ils sont arrivés, il y a un an ou deux en Belgique. Ils ont été en classe Daspa et intègrent, maintenant, un parcours avec d’autres jeunes pour qui le français n’est pas une langue étrangère. Il m’est déjà arrivé d’accueillir certains jeunes jamais scolarisés dans leur pays d’origine et n’ayant pas fréquenté d’autre école auparavant. Souvent, ils sont demandeurs d’apprendre, mais l’enseignant est en grande difficulté, car peu habitué à un travail d’alphabétisation et à gérer une telle hétérogénéité dans la classe.

Le troisième est celui de jeunes qui arrivent d’une 5e ou 6e primaire non réussie. Très souvent, ils ont perdu pied, depuis plusieurs années, dans des classes nombreuses. L’enseignant n’a pas pu les accompagner pour surmonter leurs difficultés. Un diagnostic a rarement été posé. Ces enfants ont vécu la honte d’être les mauvais de la classe, ils ont redoublé. Ils sont passés maitres dans l’art de masquer leurs difficultés, de contourner les mises au travail et ils cherchent à se mettre en avant de mille autres façons. D’autres ont appris à se taire, ils n’osent plus lever la main, émettre une hypothèse. Leurs instituteurs ont préféré les laisser passer dans le secondaire, car ils sont plus âgés que les autres et ont déjà des préoccupations d’ados. Ils dérangent par leur attitude pas très scolaire. Leur image d’eux-mêmes n’est pas positive et ils se disent là parce qu’obligés d’y être.

Presque tous sont issus de milieux populaires, de familles peu scolarisées et éloignées des codes scolaires.

Dérouler le tapis rouge

La première difficulté, c’est de faire groupe avec tous ces jeunes aux parcours de vie déjà lourds. Certaines familles n’ont pas osé dire à leurs proches que leur enfant était en 1re différenciée. Ils mentent par omission en disant qu’ils sont dans le secondaire.

Je ne développerai pas, ici, les activités de cohésion de groupe, de mise en confiance, ni la mise en place du Conseil et des institutions de la pédagogie institutionnelle qui vont leur permettre d’avoir une prise sur leur quotidien, entre nos quatre murs.

J’aimerais parler de la mise au travail, au sein de mon cours de français, des détours et des inventions pour que les élèves osent se mettre en apprentissage.

«Et si nous allions raconter, tous ensemble, un album jeunesse à des enfants de maternelle à l’aide d’un tapis de contes?»

On part d’un album jeunesse, on se l’approprie. Certains seront plus surs d’eux en l’étudiant mot à mot; pour d’autres, ce sera trop compliqué et ils apprendront à le reformuler, en respectant la structure du texte. Beaucoup n’avaient jamais lu un livre en entier. Peu ont été bercés, petits, par des histoires. Les albums que je sélectionne doivent avoir un texte riche et savoureux. J’aime beaucoup les contes randonnées où les personnages s’ajoutent au fil de l’histoire et où le récit est rythmé par des ritournelles.

Un projet collectif. Tout seul, on est trop fragile. Ensemble, on peut s’y risquer.

À des enfants de maternelles. La honte et la peur d’être jugés sont de puissants freins. Face à ces petits de maternelles, il y a moins de risques.

À l’aide d’un tapis de contes. Pour que l’attention du public ne soit pas uniquement centrée sur les élèves. Le tapis que j’ai cousu et les personnages de l’histoire fabriqués en 3D en feutrine vont être les tiers. Ce ne sont pas les élèves qui parlent, mais les ours, les loups, la grand-mère… C’est du très beau matériel. Les jeunes ne s’y trompent pas : on ose leur confier des choses précieuses. Le tapis fait décor, il limite le cadre. Les grands se tiennent derrière, la mise en scène et les bruitages viennent soutenir le récit.

Mettre sur le tapis

Les lundis, mardis et jeudis de trois semaines seront consacrés au projet. Sept séances pour le préparer, la huitième sera utilisée pour aller présenter les contes et la neuvième servira à analyser le travail accompli. S’il le faut, j’ai quelques heures en matinée qui viendront compléter l’apprentissage. Si c’est trop long, les élèves se lassent et ne vont pas beaucoup plus loin malgré les relances. Si c’est trop court, on risque de ne pas être prêts.

Des moyens humains : l’atelier sera pensé et animé avec ma collègue Marie. On ne peut pas se permettre de rater. Il faut une réussite de tous et de chacun. Lorsqu’on travaille avec des jeunes fragilisés par les échecs, il faut des moments forts de fierté pour qu’ils se sentent à nouveau capables d’apprendre, de mouiller leur chemise pour du scolaire. La direction nous accorde les moyens humains pour qu’on puisse être deux. Nous nous occuperons chacune de deux groupes de trois élèves avec une histoire différente pour chaque trinôme.

Toutes les séances commencent par un moment collectif appelé échauffement. Quelques jeux sur les prénoms pour que Marie puisse se familiariser avec eux. Ensuite, ce seront des exercices préparant au jeu d’acteur : modifier sa voix, exprimer une émotion, rester concentré, bien respirer pour se détendre…

Le premier jour, nous leur faisons découvrir les deux premiers albums. Marie qui est comédienne y met beaucoup d’intonation. Ils sont surpris et se laissent embarquer dans les récits. Nous leur demandons ensuite de dessiner les personnages ou les décors. Ils se font une représentation mentale des histoires.

À la deuxième séance, nous leur faisons découvrir les deux autres textes. Là, ils devront rejouer l’histoire. Le local de Marie est une vraie mine d’or : chapeaux, capes, accessoires… On en est aux balbutiements, mais beaucoup de rires viennent ponctuer ce moment et les élèves s’essaient au jeu.

Les séances suivantes devront permettre une connaissance plus fine du texte. Chaque histoire a été préalablement découpée par Marie et moi. Les élèves n’ont pas beaucoup de texte à connaitre, mais c’est important qu’ils sachent à quel moment ils interviennent. Ils choisissent les groupes dans lesquels ils se sentent à l’aise pour travailler.

Le texte est travaillé, décortiqué, les mots qui leur sont peu familiers sont expliqués. On a mis en fluo les passages de chacun. Le dernier jour de la première semaine, nous leur présentons les tapis et les figurines. L’histoire se présente à eux en 3D. Ils questionnent, trouvent ça beau. Ils n’osent pas trop toucher, ils observent.

Au début de chaque séance, nous notons les intentions d’apprentissage que nous poursuivons et à la fin, nous clôturons par un moment méta. Par exemple : Dans quel échauffement je me suis senti le plus à l’aise? Quelle a été mon histoire préférée? Pourquoi? Comment vais-je faire pour mémoriser mon texte?

La deuxième semaine, un travail plus précis du texte se poursuit, ainsi que la mise en scène de l’histoire à l’aide des tapis de contes. Nous apportons des instruments : crécelle, grelot, boite à musique, bâton de pluie… et nous imaginons ensemble comment ils pourront soutenir l’histoire et l’attention de notre jeune public.

Le lundi de la troisième semaine : grande générale. Les élèves du groupe de Marie présentent leurs deux albums aux miens et inversement. Nous sommes loin des gênes et balbutiements du début. Certains parlent encore trop bas, ont un peu de mal à rester concentrés, mais quelle métamorphose. Les trois filles très timides avaient décidé de travailler ensemble : le pari est gagné. Trois garçons avec de sérieux troubles de l’attention arrivent à s’écouter, se compléter dans les mouvements des personnages, belle réussite aussi.

Le lendemain, nous voilà partis vers l’école maternelle, avec nos gros sacs contenant les tapis, des coussins pour les genoux des conteurs. Ce n’est pas par hasard que nous l’avons choisie, elle accueille des enfants précarisés et c’est à eux que nous voulons offrir nos perles.

Revenir sur le tapis

Des enfants super attentifs, des institutrices admiratives, des félicitations que Marie et moi pouvons renvoyer, des ados heureux d’y être arrivés, de s’être surpassés, d’avoir osé. Des adultes qui, à leurs yeux, ont changé de place, qui sont devenus coachs plutôt que transmetteurs. Des photos témoin de cette réussite viendront étayer le portfolio. Des textes écrits par les élèves raconteront en quoi c’était un défi.

On sent les élèves plus surs d’eux. Ils sont devenus, le temps du projet, les acteurs de leur apprentissage. Ils se sont mis en route, collectivement, et ont pu s’appuyer les uns sur les autres. Leur confiance a grandi.

Un seul projet de ce type ne suffira pas pour gommer leur rapport à l’école, si compliqué depuis plusieurs années. Il est de mon devoir d’imaginer d’autres expériences fortes. Que ce soit un projet cuisine, ou bien un stage en immersion sonore où nous réaliserons des interviews ou bien encore la rencontre de conteuses qui écriront pour eux une histoire sur mesure.

Se libérer d’une emprise, celle d’une école toute puissante qui écrase et rejette. Donner la possibilité à des groupes dominés d’aller vers une certaine autonomie. Modifier les représentations. Pouvoir envisager l’avenir autrement. Agir collectivement. Des projets, des petits pas, vers une émancipation à la fois personnelle et collective.