
«Former des profs pour lutter contre l’inégalité scolaire», tel est le titre principal d’une page entière du Soir de ce mercredi 6 novembre.
Qui plus que le mouvement sociopédagogique ChanGements pour l’égalité (CGé) devrait s’en réjouir puisque cette visée de lutte contre les inégalités scolaires en est l’objet social ? Oui, sauf que ce projet est porté, non pas par la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais bien par une toute nouvelle asbl «Teach for Belgium».
Celle-ci recrute depuis peu des jeunes universitaires dynamiques qui n’ont pas spécialement de diplôme pédagogique, en vue de les former intensivement durant l’été 2014 et de les envoyer, dès la rentrée, enseigner pour deux années dans des écoles qui accueillent un public défavorisé. L’intention annoncée est de booster les équipes des écoles à encadrement différencié en y injectant des jeunes motivés à qui on offrirait ainsi une expérience professionnelle à valoriser sur un CV. L’idée est d’ainsi lutter contre les inégalités scolaires.
Nous assistons à la mise en place, à grand bruit, d’une organisation privée formant des enseignants en vue d’entrer en fonction. CGé serait-il seul à s’en offusquer ? Moyennant quelques points de vigilance et une nécessaire évaluation, l’article du Soir nous informe du soutien, voire de l’enthousiasme, de la part du Cabinet, des responsables de pouvoirs organisateurs ainsi que des syndicats. Aucun d’entre eux ne semble soulever les objections suivantes.
Ces futurs diplômés sont recrutés par leurs pairs (payés comme jobistes pour ce faire) sur les campus et seront ensuite sélectionnés sur base d’un profil managérial. Qu’est-ce qui pourrait motiver un étudiant à se former durant tout un été en vue d’enseigner dans des écoles « difficiles », alors que son choix initial ne visait pas l’enseignement ? Et cela sans offrir de diplôme à la clé ! Pas étonnant dès lors que l’incitant présenté par Teach for Belgium soit la valorisation de l’expérience sur un futur CV.
Ces jeunes diplômés sélectionnés vont suivre une formation initiale de 270 heures durant six semaines d’été. Outre l’extrême densité du cursus, celui-ci, organisé en dehors du temps scolaire, ne pourra forcément pas comporter de stage en situation de classe. Teach for Belgium a donc la prétention de faire mieux en moins de temps alors que tout le monde réclame une formation pédagogique de longue durée qui articule théorie et pratique.
Quelles seront les spécificités de cette formation ? Et avec quels formateurs ? Le contour semble actuellement encore bien flou. L’asbl va-t-elle trouver les personnes qui pourront apporter à ces futurs enseignants les clés de la réussite avec des élèves issus des milieux populaires ? Ils sont bien peu nombreux en FWB, ces formateurs d’enseignants qui se sentent suffisamment outillés pour former les étudiants à ces défis. Il en va de même pour ceux qui pourraient assurer l’accompagnement prévu dès leur entrée en fonction.
À l’issue de cette formation, ces tout jeunes diplômés sont assurés d’un emploi dans la mesure où ils correspondent à des profils « en pénurie », mais avec un statut précaire (articles 20) duquel ils ne pourront sortir qu’en faisant l’agrégation.
De plus, comment peut-on imaginer que des engagements de deux ans de jeunes enseignants dans les écoles puissent contribuer à la lutte contre les inégalités scolaires ? Sans mettre en doute l’énergie que certains mettront dans l’exercice de leur métier, quelle déconvenue lorsqu’ils quitteront ! Le projet va donc alimenter cet effrayant turn-over qui ne bénéficie à personne.
Et enfin, comment ne pas être ébahi de lire qu’aucun des acteurs institutionnels interrogés par la journaliste ne soulève la question du financement d’une telle initiative. Parce que c’est bien ça la question : d’où vient l’argent ? La réponse est claire : du secteur privé.
Notre système scolaire serait-il à ce point sclérosé et ses responsables anesthésiés pour assister sans réagir à une forme de privatisation de la formation des enseignants, mission essentielle de tout État qui veut assurer un avenir à sa jeunesse ?
Si CGé peut s’accorder sur un certain nombre de constats faits par Teach for Belgium ainsi que sur l’urgence d’y apporter des solutions, le mouvement ne peut en aucun cas soutenir l’idée que d’autres instances s’y substituent. L’École est une institution publique et c’est à l’autorité publique de prendre en charge l’enseignement ainsi que la formation des enseignants en cohérence avec une vision et une organisation du système éducatif. Depuis plus de 40 ans, CGé lutte pour qu’elle le fasse mieux et en collaboration avec tous les acteurs.
L’égalité est fondamentalement un projet de société qui doit transparaitre dans l’organisation de celle-ci, et être porté par les différentes institutions qui organisent le pays, en particulier la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et si des entreprises se sentent concernées par la fracture sociale qu’elles contribuent à provoquer, c’est par exemple en payant des impôts justes qu’elles doivent prendre leur part à l’éducation de la jeunesse et à la réduction des inégalités et non en soutenant une privatisation de l’enseignement.
Anne Chevalier,
secrétaire générale de ChanGements pour l’égalité
Ils réagissent aussi :
Le Café pédagogique : http://click.in.ua/Nq
L’Aped : http://click.in.ua/Nr
Des enseignants et des chercheurs de l’UCL : http://www.lalibre.be/debats/opinions/tout-le-monde-est-pour-teach-for-belgium-vraiment-52a08b2d357004c37c86b100