Technologies et classes sociales : de la fracture aux inégalités

Le centre de gravité de la fracture numérique a changé : si une large majorité des jeunes ont aujourd’hui accès aux outils numériques, il existe de grandes disparités au niveau des compétences liées à l’usage de ceux-ci.

Dans le courant des années 2000, la littérature scientifique et les magazines généralistes ont vu apparaitre différents termes visant à catégoriser une génération ayant grandi dans un monde au contact du numérique : « Millennials », « Net Generation », « Digital Native/Digital » ou encore « Generation Y ». Ainsi, les personnes nées à partir de 1985 possèdent, d’une part, des connaissances et des compétences sophistiquées en matière de nouvelles technologies de par leur familiarité avec celles-ci et, d’autre part, des préférences d’apprentissage différentes de celles proposées dans l’enseignement traditionnel, provoquant dès lors une crise au sein de l’éducation. Plus particulièrement, Marc Prensky[1]M. Prensky, « Digital natives, digital immigrants », On the Horizon, 2001. a décrit les « digital native » comme une génération maitrisant le langage numérique, capable de traiter rapidement l’information de manière multitâche, avide de liens hypertextes et de gratification instantanée, préférant le visuel aux textes ainsi que les jeux au travail. Même si ces propos ne reposaient que sur de faibles fondements théoriques, peu de résultats empiriques et, principalement, de nombreuses considérations personnelles, ils ont connu un succès mondial créant une doxa, une croyance populaire non fondée, mais largement répandue : du milieu scientifique à la presse quotidienne en passant par le monde de l’enseignement, tous partagent et diffusent l’image de ce jeune ayant grandi dans un environnement numérique, doté de compétences numériques innées et de nouveaux besoins.

Du digital native au digital naïve

D’autres recherches plus récentes[2]J. Chris & S. Binhui, « The net generation and digital natives: implications for higher education » Higher Education Academy, York, 2001. http://oro.open.ac.uk/30014/ et A. Margaryan, … Continue reading montrent néanmoins que la génération actuelle d’apprenants n’est pas aussi homogène. Il n’y a notamment aucune preuve suggérant que les étudiants aient une connaissance profonde de la technologie[3]F. Dauphin, « Culture et pratiques numériques juvéniles : quels usages pour quelles compétences », Questions Vives (7), 2012.. Au contraire, ils ont recours à des outils connus sans être en mesure d’identifier le plus adapté à une tâche donnée. L’habileté des adolescents sur certains outils ou dans certaines pratiques cache une méconnaissance du fonctionnement de la technologie ; ils ne disposent que de compétences de surface à propos des outils numériques et ne peuvent, par exemple, pas mettre des mots sur ces usages qui paraissent si naturels. Du côté des étudiants universitaires, le constat est similaire : nonobstant une utilisation régulière de Facebook, ils ne connaissent pas toujours les autres médias socionumériques – blogs, Wikis, signets, etc. – ou les logiciels à potentiel pédagogique intéressant – outils de carte conceptuelle, outils d’écriture collaborative, etc[4]N. Roland, « Facebook au service de l’apprentissage : Regards sur quelques pratiques d’étudiants universitaires », Éduquer (102), 2013.. Dès lors, même s’ils peuvent être très experts en matière de réseaux sociaux, ces compétences ne sont pas transférées vers d’autres logiciels et, surtout, vers d’autres sphères – académique et professionnelle.

Une fracture au sein des natifs du numérique

Si la population des natifs du numérique n’est ni homogène, ni entièrement technocompétente, les faiblesses décrites supra ne sont, quant à elles, pas non plus généralisables à l’ensemble des jeunes. En effet, de nombreuses recherches ont montré que les adolescents ou les étudiants universitaires avaient des usages différents du numérique en fonction de leur genre, leur statut socioéconomique, leur culture et leur diplôme. Il existe donc une « fracture » au sein de la population des natifs du numérique, c’est-à-dire un « fossé séparant ceux qui bénéficient de l’accès à l’information numérique (les infos-riches) et les autres, ceux qui demeurent privés de contenus et des services que ces technologies peuvent rendre (les info-pauvres)[5]P. Brotcorne & G. Valenduc, « Construction des compétences numériques et réduction des inégalités : Une exploration de la fracture numérique au second degré », 2008. … Continue reading ». Il est important de distinguer la fracture du premier degré, c’est-à-dire dans sa dimension matérielle – en termes de moyens, d’équipements et d’accès – et la fracture du second degré, intellectuelle et sociale, qui renvoie à des disparités en termes de compétences et de connaissances pour l’usage des technologies et l’exploitation de leur contenu. Au sein des adolescents et des étudiants universitaires, il est devenu rare, quel que soit le milieu socioéconomique, que ces derniers aient de réelles difficultés d’accès ou d’équipement à des infrastructures technologiques. Par contre, la fracture s’établit au second degré : comme susmentionné, si de manière générale, les jeunes maitrisent les compétences relationnelles qui exigent un savoir-faire et un savoir-être des règles sociotechniques, leurs compétences techniques, c’est-à-dire un savoir-faire technique et conceptuel, sont beaucoup moins développées.

De la fracture aux inégalités 

Il est essentiel de ne pas confondre de simples différences d’usages et des inégalités dans l’accès aux TIC et leur utilisation. En effet, l’absence d’usage peut résulter d’un choix assumé pour certaines raisons, même parmi les étudiants[6]N. Roland, « Baladodiffusion et apprentissage mobile : approche compréhensive des usages étudiants de l’Université libre de Bruxelles », Sciences et technologies de l’information et de … Continue reading. Pour parler d’inégalités, il faut que l’exclusion soit réellement effective et que ces différences créent des phénomènes de ségrégation5. Dans une société de plus en plus numérique, les phénomènes d’inégalités au sein des élèves et étudiants commencent à poindre : face aux difficultés techniques, certains jeunes vont pouvoir faire appel à une aide extérieure permettant de les aider, de les aiguiller, voire de transmettre des connaissances ; d’autres n’auront pas cette possibilité. En effet, « l’aide intergénérationnelle est inégale en fonction des familles […] l’usage raisonné des TIC n’est pas toujours transmis[7]F. Dauphin, « Culture et pratiques numériques juvéniles : quels usages pour quelles compétences », Questions Vives (7), 2012. ». En d’autres termes, certaines familles, issues de milieux socioéconomiques favorisés, vont être capables de transmettre un « capital numérique » à leurs enfants alors que d’autres seront dans l’incapacité créant ainsi une ségrégation des jeunes dans leurs recours au numérique. Ce phénomène s’observe dans l’enseignement supérieur où les étudiants recourent à des outils et services numériques dans le but de créer, voire d’organiser, leur environnement personnel d’apprentissage (EPA) en dehors des ressources fournies par l’institution[8]N. Roland & N. Talbot, « L’environnement personnel d’apprentissage : un système hybride d’instruments », Revue Sciences et technologies de l’information et de la communication … Continue reading. Toutefois, si un EPA peut entièrement être élaboré, contrôlé et adapté par l’apprenant en fonction de ses besoins d’apprentissage – formels ou informels –, tous les étudiants ne possèdent pas les compétences nécessaires à une gestion optimale de cet environnement. De facto, les apprenants, à leur entrée dans le supérieur, nécessitent aide et intervention pédagogique afin de choisir les outils adéquats en vue d’atteindre leurs objectifs d’apprentissage. Néanmoins, ce soutien n’est que rarement fourni dans les universités – et doit-il l’être à ce niveau ? – alors que les cursus de celles-ci s’appuient de plus en plus sur le numérique : cours alliant travail en présentiel et en ligne, travaux à faire collaborativement sur Internet, maitrise de la recherche d’informations numériques, etc. Ces compétences implicites, mais nécessaires au métier d’étudiant deviennent, dès lors, un nouveau facteur de réussite ou d’échec à l’université.

De la littératie médiatique dans les programmes scolaires

La littératie médiatique est « l’ensemble des compétences caractérisant l’individu capable d’évoluer de façon critique et créative, autonome et socialisée dans l’environnement médiatique contemporain[9]P. Fastrez, « Quelles compétences le concept de littératie médiatique englobe-t-il ? Une proposition de définition matricielle », Recherches en communication (33), 2010. ». Ces compétences sont indépendantes des médias – numériques ou non – et des domaines d’activité spécifiques. Pour réduire les inégalités numériques susmentionnées, la littératie médiatique se doit d’être intégrée pleinement dans les programmes scolaires dès le plus jeune âge et de manière transversale, c’est-à-dire sans en faire un « objet scolaire » à part. L’avantage de cette littératie médiatique est de dépasser les compétences centrées sur la technique et les contenus pour prendre en compte les dimensions informationnelle et sociale des objets médiatiques. L’école se doit de prendre conscience qu’en matière d’éducation au numérique, son immobilisme et sa résistance au changement engendrent de plus en plus d’inégalités entre les élèves. En proposant une éducation par, avec et aux médias numériques, l’intégration de la littératie médiatique permettrait de créer les conditions d’une autonomie consciente, choisie et réflexive de tous les élèves vis-à-vis des médias numériques. 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 M. Prensky, « Digital natives, digital immigrants », On the Horizon, 2001.
2 J. Chris & S. Binhui, « The net generation and digital natives: implications for higher education » Higher Education Academy, York, 2001. http://oro.open.ac.uk/30014/ et A. Margaryan, A. Littlejohn & G. Vojt, « Are digital natives a myth or reality? University students’ use of digital technologies » Computers and Education, 2011.
3, 7 F. Dauphin, « Culture et pratiques numériques juvéniles : quels usages pour quelles compétences », Questions Vives (7), 2012.
4 N. Roland, « Facebook au service de l’apprentissage : Regards sur quelques pratiques d’étudiants universitaires », Éduquer (102), 2013.
5 P. Brotcorne & G. Valenduc, « Construction des compétences numériques et réduction des inégalités : Une exploration de la fracture numérique au second degré », 2008. http://goo.gl/jMbRRK
6 N. Roland, « Baladodiffusion et apprentissage mobile : approche compréhensive des usages étudiants de l’Université libre de Bruxelles », Sciences et technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation, 2013.
8 N. Roland & N. Talbot, « L’environnement personnel d’apprentissage : un système hybride d’instruments », Revue Sciences et technologies de l’information et de la communication pour l’éducation et la formation (22), 2014.
9 P. Fastrez, « Quelles compétences le concept de littératie médiatique englobe-t-il ? Une proposition de définition matricielle », Recherches en communication (33), 2010.