Je travaillais avec des élèves en 1re accueil [1]Ancienne dénomination des actuelles 1res différenciées. Élèves n’ayant pas achevé les primaires ou pas reçu de CEB., hyper agitées, hyper bruyantes. En plein milieu des essais de cours, elles jetaient en l’air un tas de mots, un tas de sujets de préoccupations : qu’est-ce que vous pensez de… ? Quand est-ce que… ? Pourquoi on ne… ? Une de mes réactions était de dire : ce n’est pas le moment.
Et tout continuait… la difficulté de faire cours et une espèce d’insécurité palpable : celle des élèves, la mienne. Jusqu’au jour où Catena cria : mais, c’est quand le moment ? En trois secondes, la question m’a piquée et j’ai répondu : eh bien, je vais sérieusement y réfléchir. J’ai perçu alors comme une accalmie.
Je ne connaissais rien en organisation de temps de parole. Je suis revenue en classe, en proposant qu’une fois par semaine une heure de mon cours soit le moment.
Naturellement, dans ce temps dit qui n’était pas encore un lieudit, le feu d’artifice fut total. Obtenir de demander la parole et d’écouter celle des autres ne fut pas simple. Au fil des semaines, le moment s’organisa quand même.
Par ailleurs, j’avais entendu parler de Conseils. Je me tournai vers des livres et vers un stage de Pédagogie institutionnelle (PI).
Au long des stages, des lectures et dans des groupes de travail, j’ai appris sur les pratiques qu’il ne s’agit pas seulement d’instaurer des moments de parole, mais d’installer toute une construction pédagogique et politique où la parole de chacun participe d’une élaboration commune en vue d’apprendre.
J’ai découvert Célestin Freinet et Fernand Oury. Freinet, comme premier pédagogue à considérer qu’apprendre est certes un acte individuel, mais à condition de le penser dans une communauté d’apprenants qui s’épaulent, coopèrent et construisent ensemble du sens [2]Develay. Oury comme celui qui s’est inspiré de Freinet et a ajouté toutes ses touches, nommées en 1958, lors d’un congrès Freinet, Pédagogie institutionnelle [3]En référence à la psychothérapie institutionnelle pratiquée par son frère Jean Oury..
Ici n’est pas le lieu d’en expliciter toutes les facette[4] Le TRACeS de ChanGements n° 214 en donne un aperçu., puisqu’il s’agit de s’arrêter au Conseil, mais tel que pensé et pratiqué en PI.
Fernand Oury disait : commencez par ce que vous voulez sauf par le Conseil, c’est la clé de voute des institutions.
Pour ma part, j’ai pratiqué de deux façons. Soit, je l’instaurais dès le début de l’année, en fait, avant même qu’il ne serve. Et lors de demandes, propositions, désirs ou conflits, je renvoyais à ce moment bien délimité dans l’horaire : tu peux en parler au Conseil. Il fallait un temps pour que les élèves s’en emparent et le prennent au sérieux comme lieu de pouvoir possible. Soit, nous nous lancions dans un projet commun et arrivait la nécessité de s’en parler, de répartir du travail, de prendre des décisions et, c’est alors seulement que j’installais un Conseil ou même parfois qu’une élève y pensait : il faudrait des réunions.
Dans les deux cas, comme dit Catherine Pochet [5]Auteur avec F. Oury de Qui c’est l’Conseil, La loi dans la classe, Matrice, 1997., il s’agit de poser un lieu privilégié pour la parole, pour le désir, pour le désir de parole, pour la mise en paroles du désir j’ajouterais la mise en actes ; et faire que parole et désir puissent y rencontrer la loi
[6]R. Bénévent, Cl. Mouchet, L’école, le désir et la loi — Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, Champ Social, 2014.
. À noter que mes 1res accueil du début ne pouvaient être que dans la sauvagerie de leurs mots jetés. Ces mots n’avaient pas encore statut de parole parce qu’aucun lieu ne leur assurait un réceptacle protégé par des lois construites ensemble. Difficile alors d’y loger du désir, moteur, par exemple, d’actes d’apprentissages.
Le Conseil est une institution
Les institutions, en PI (avec la racine latine stare — se tenir debout)[7] Mis en évidence par Fr. Imbert., ce sont aussi bien les règles de ce qui se fait ou ne se fait pas que les définitions des lieux, des temps, des rôles, des statuts. Le tout comme un moyen de structurer un groupe classe, assurant à la fois son fonctionnement et la liberté de chacun, assurant surtout des possibilités de changement en réponse à des besoins ou des demandes.
Plusieurs pièces de l’ensemble PI sont des institutions, mais le Conseil est une institution instituante. Clé de voute, disons-nous. En effet, le Conseil est un lieu de parole différent d’autres lieux de parole en PI parce qu’il est le lieu où se prennent des décisions qui deviennent communes et font loi pour tous, enseignant compris, où peuvent s’apporter demandes, besoins, critiques, félicitations, etc. et se chercher collectivement de quoi prendre en compte les aspirations ou soucis individuels. C’est bien là que d’autres institutions peuvent s’inventer, en réponse à des nécessités d’apprentissages et de vie collective.
Donner aux élèves la possibilité de décider leur permet d’avoir prise sur leur vécu d’apprenant dans un groupe, de prendre du pouvoir ensemble. Ce qui se dit et se fait au Conseil permet aussi de sortir d’un fonctionnement où tout dépend de l’enseignant qui a réponse à tout et de renvoyer vers de l’autre. Il s’agit de distinguer lieux, temps, règles, fonctions plutôt que d’être dans un paquet informe qui dépend implicitement du bon vouloir de l’enseignant. Sortir de l’impuissance, devenir productif, se reconnaitre dans les réalisations communes, telles sont les orientations d’un Conseil. Bien plus donc qu’un lieu d’expression, de plaintes, de tribunal ou de règlement de comptes, le Conseil est ce lieu qui fait tenir debout l’édifice (l’organisation coopérative) et les individus (jeunes et adultes). En PI, un Conseil n’a donc que très peu de sens s’il n’y a pas construction d’édifice, c’est-à-dire construction au quotidien de formes d’apprentissages où chacun est acteur, producteur associé à une œuvre commune et non seulement exécutant, écouteur en individuel.
Il s’agit d’organiser des échanges collectivement plutôt que d’être dans le face à face élèves-profs. La parole prend alors une dimension d’inscription des personnes dans le groupe. Le fait de fabriquer ensemble et de s’organiser pour aboutir à un résultat peut faire trouver ou retrouver l’envie d’apprendre, en étant quelqu’un quelque part, en étant attendu même.
Une bonne façon de faire Conseil qui serait modèle unique n’est pas le genre de la PI. Mais, ce que les praticiens en ont dit et écrit depuis plus de cinquante ans aide quand même à soigner des modalités qui soient expression de ce pour quoi Conseil.
Ce que je peux en dire vient entre autres de tous ceux-là et de ma pratique en classe, au premier degré du secondaire surtout fréquenté par des filles.
J’installais toujours le Conseil avec un certain cérémonial qui marque ce temps particulier. Je plaçais les chaises en rond à l’avance de façon à matérialiser d’emblée l’objectif d’échanges. Puis je prenais la parole : aujourd’hui, à cette heure-ci c’est un moment important parce que c’est notre premier Conseil de l’année. J’ouvre ce Conseil. Nous le tiendrons toutes les semaines à cette heure-ci et pendant 50 minutes. Si on veut quelque chose, si on veut changer quelque chose, on peut y travailler.
Il vaut mieux que la place du Conseil dans l’horaire soit fixe parce que cette institution fait alors repère. J’explique ensuite que plusieurs fonctions sont nécessaires pour faire Conseil : la fonction de présidence et de secrétariat, au moins et j’en donne quelques caractères. J’annonce que j’assure la présidence jusqu’au moment où nous trouverons qu’un élève peut le faire. Je signale que deux lois de départ doivent être respectées : on demande la parole et on ne se moque pas. Peut-être d’autres lois plus tard si besoin. Je propose un ordre du jour, en fonction de ce que j’avais déjà entendu comme problème ou envie. Chaque point est délimité dans un temps. S’il est dépassé je demande au groupe si on continue, quitte à reporter un autre point ou si on reprend la semaine suivante. Le temps étant très compté, très vite se fait nécessaire la fonction de gardien du temps, une responsabilité première assez facile à exercer. Le secrétariat est directement assuré par une élève, même si ce n’est pas simple. On veille à noter surtout les décisions et la secrétaire lit ce qu’elle a écrit pour s’assurer avec tous que c’est bien là la décision du groupe. Pour chaque point je commence par qui a quelque chose à dire. Les maitres-mots et rituels ont leur importance et varient selon l’âge du public. Dit ainsi tout a l’air de rouler facilement, mais au fur et à mesure des Conseils et des objets de travail, du houleux peut tempêter, des difficultés peuvent se pointer.
C’est là qu’on tient le bateau en se raccrochant aux lois élaborées au fur et à mesure des nécessités. Je pense à cette invention dans une classe : parce que les élèves avaient du mal à s’écouter, il m’avait semblé que si occupées par leur propre parole, elles ne voyaient même pas celle qui avait la parole. J’ai demandé comment la rendre visible. Il a été décidé que celle qui parle tiendrait en mains un foulard, que si quelqu’un avait directement une réponse à lui donner, elle recevrait la parole en premier et les deux tiendraient chacune un coin du foulard. Loi qui peut avoir l’air anodin, mais qui a beaucoup compté. Comme d’autres d’ailleurs. Dans une des classes, une responsabilité proposée a été gardienne des lois. C’était celle qui en gardait trace dans une liste hors du cahier de secrétariat et qui les rappelait parfois, suscitant aussi des réactions et demandes de changements pour telle ou telle loi. Il y avait même une fierté à dire : on a déjà décidé huit lois. Suivie donc aussi par les enseignants informés par une autre responsable, la porte-parole qui devait informer les enseignants de la classe, de décisions prises qui concernaient aussi les autres cours que les miens. Par exemple, à propos de l’affichage en classe ou d’un temps possible pour boire. Ce ne fut pas toujours facile de faire accepter certaines décisions par les collègues non-praticiennes de PI, mais nous cherchions des chemins. Je m’obligeais, en tout cas, à ne pas déposséder les élèves de leur responsabilité en faisant le message moi-même. Mais aussi à assurer leur protection, ce que nous cherchions ensemble, entre autres en nous arrêtant à des fonctionnements différents — plus hiérarchisés ou plus horizontaux — et à voir, au Conseil, comment faire avec ces conceptions différentes. Ces responsabilités sont donc imaginées, prises, remises au Conseil. On en rend compte, on les travaille si nécessaire. Chez les petits, on dit les métiers, dans une de mes classes les élèves ont voulu parler de ministères et de ministres. J’ai pu voir chaque année combien ces responsabilités, utiles pour les projets et la vie de la classe, posaient les uns et les autres, les inscrivaient dans le groupe, fortement, les transformaient même. Quant à ma place d’enseignante, elle se maintient dans les Conseils, essentiellement pour être garante de leur sens, de l’intégrité de chacun et de l’attention à tout ce qui pourrait fomenter du désir. C’est peut-être là la caractéristique de la PI : tendre à remplacer l’action permanente et l’intervention du maitre par un système d’activités, de médiations diverses, d’institutions qui assure d’une façon continue l’obligation et la réciprocité des échanges dans et hors du groupe[8] A. Vasquez et F. Oury, Vers une pédagogie institutionnelle, Paris, 1967..
L’existence de médiations et d’institutions diverses permet pour chacun de se trouver une place, de s’accrocher quelque part, d’éveiller du Désir. Pédagogie basée sur le Désir, dit Oury, désir profond des participants d’être là, d’être à leur affaire, à leur travail. Ce qui permet aux élèves et aux maitres d’être en classe autrement que comme des figurants obligatoires suppose des investissements libidinaux et leur sublimation dans le travail et le langage grâce à des institutions adéquates [9]F. Oury, De la classe coopérative à la Pédagogie institutionnelle, Paris, 1971..
C’est palpable, dans les Conseils, quand on voit des élèves prendre des responsabilités qui les font exister autrement que comme faible en ceci ou cela par exemple, exister et du coup s’intéresser, s’emballer même. Mais, cela ne peut se faire qu’en multipliant les occasions de désirer via les activités proposées et les rôles jouables.
C’est ainsi que prend tout son sens la rencontre entre le Désir et la Loi (deux apports de la psychanalyse), en effet, des enfants bolides comme ceux de ma classe de 1re accueil réalisent, dans toute l’organisation de la PI, qu’on n’a pas droit à tout, qu’on n’est pas dans la toute-puissance, que des bords se construisent, permettant plutôt qu’interdisant. C’est alors seulement que chacun peut accéder à la forme singulière de son désir et du coup l’investir, par exemple dans une relation aux autres avec qui se crée la coopération.
Cette rencontre entre la Loi et le Désir rapproche de ce que permet et favorise la PI : allier le collectif et le singulier de chacun. Et c’est sans doute au cœur de cette alliance (avec tout le dispositif qu’elle suppose, dont le Conseil), que chacun peut exister et agir comme sujet. Catherine Pochet disait des élèves de sa classe : quand ils auront une fonction définie peut-être seront-ils membres d’un groupe. Alors, et alors seulement, on pourra parler de groupe coopératif. Donc, 26 métiers à trouver… Au lieu de faire coller des élèves à des services prédéfinis, inventer si possible un métier pour chaque sujet singulier. Par où se marque une dimension spécifique de la pédagogie institutionnelle [10] R. Bénévent, Cl. Mouchet, L’école, le désir et la loi — Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, Champ Social, 2014..
Et pour ce faire, il ne suffit pas pour l’enseignant de connaitre les ingrédients d’un Conseil, y compris son droit de véto, mais il s’agit de tenir une posture. Elle comprend entre autres la veillance, néologisme fréquemment utilisé par Jean Oury, qui tente d’exprimer l’idée d’une « veille », non pas sécuritaire, mais sécurisante et attentionnée : quelque chose entre la vigilance et le souci ou le soin de l’autre[11] R. Bénévent, Cl. Mouchet, L’école, le désir et la loi — Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, Champ Social, 2014..
Notes de bas de page
↑1 | Ancienne dénomination des actuelles 1res différenciées. Élèves n’ayant pas achevé les primaires ou pas reçu de CEB. |
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↑2 | Develay |
↑3 | En référence à la psychothérapie institutionnelle pratiquée par son frère Jean Oury. |
↑4 | Le TRACeS de ChanGements n° 214 en donne un aperçu. |
↑5 | Auteur avec F. Oury de Qui c’est l’Conseil, La loi dans la classe, Matrice, 1997. |
↑6 | R. Bénévent, Cl. Mouchet, L’école, le désir et la loi — Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, Champ Social, 2014. |
↑7 | Mis en évidence par Fr. Imbert. |
↑8 | A. Vasquez et F. Oury, Vers une pédagogie institutionnelle, Paris, 1967. |
↑9 | F. Oury, De la classe coopérative à la Pédagogie institutionnelle, Paris, 1971. |
↑10, ↑11 | R. Bénévent, Cl. Mouchet, L’école, le désir et la loi — Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle, Champ Social, 2014. |