Lieux, limites, lois, langage. Ce sont les quatre L de la pédagogie institutionnelle. Porteur de beaucoup plus que le seul Conseil pour faire démocratie. Au creux des quatre L en forme de creuset peut émerger, s’accrocher, bouillonner du désir. À condition bien sûr, de le capitonner avec soin.
Beaucoup d’élèves agités en permanence, sans repères ni ancrages, hors d’eux-mêmes m’ont appris à fabriquer ces capitonnages, dans le lieu d’école où peut se marquer avec le plus d’intensité l’inscription de chacun : la classe.
Dans une classe de 1re A, au secondaire, en début d’année, trois énormes posters de vedettes-idoles ont été punaisés sur les murs. Quand j’arrive pour mon cours de français ce jour-là, de l’ébullition hurlante brule les lieux : « Un con de prof a enlevé nos posters et il a dit que c’est le règlement : pas de posters en classe ».
Le Conseil, je l’avais déjà installé, mais il n’avait pas encore vraiment joué son rôle et les élèves ne le prenaient qu’à moitié au sérieux. Au milieu des « salope d’école… on peut même rien mettre au mur ici… », j’ai pu rappeler qu’il était possible de parler de ce sujet au Conseil.
« Au Conseil » c’est-à-dire, à un moment précis, régulier, ritualisé, avec tel aménagement de la classe et tel début de lois : « devoir de ne pas nuire » et « droit d’être écouté ». C’est donc bien un lieu et un autre lieu que le lieu cours, même si le tout se passe dans le même local. « Eh bien d’accord… on va voir ce qu’on va voir à ce Conseil ! » Et le cours s’entame, plutôt calme.
Le Conseil des posters
Sous ces mots inscrits au tableau par une élève, est signifié d’emblée le seul point mis à l’ordre du jour. À la question rituellement posée pour chaque point d’ordre du jour d’un Conseil : « Qui a quelque chose à dire ? », explose ici une pétarade de hurlements ! Ça va de « Qui a fait ce règlement de merde ? » à « Ils vont voir… on les fera chier ! » en passant par « Et pourquoi les profs, ils peuvent mettre leurs trucs au mur ? » et « Faites quelque chose vous la titulaire, sinon à quoi vous nous servez ? ».
Apaiser mais sans éteindre surtout. Je remets des bords en rappelant nos deux lois du Conseil, l’intérêt du secrétariat mural pour « voir où on est » et du secrétariat-cahier « pour ne pas perdre votre parole importante ». L’agitation se calme un peu et je propose un temps silencieux d’un demi-sablier pour rassembler dans la tête ce que chacun veut dire et faire, ensuite je rappelle la demande de parole que je jure de donner à chacun à son tour. Ils ont toujours tellement peur que la leur ne soit pas dite et entendue que je dois fortement rassurer.
Une parole pour des murs
Les propos portent d’abord vivement sur le règlement. Une demande est faite d’aller y regarder ce qu’on dit des posters aux murs. Constat : le règlement ne dit rien ! Re-remous. « Mais alors qu’est-ce qu’elle raconte Mme X ? »
Me voilà embarrassée. Ne pas laisser descendre la collègue. Ne pas laisser descendre les élèves. Je propose de dire ce que je sais : l’an passé des élèves avaient affiché des posters en classe et y ajoutaient régulièrement zizis, poils et seins. Beaucoup d’histoires autour de ces posters avaient empêché des cours de bien se dérouler : des élèves se promenaient pour aller embrasser leur idole, d’autres se disputaient à coup de déchirures et de vols de ces posters. Résultat, des enseignants se sont plaints et ont décidé à ce moment-là que dorénavant les posters seraient interdits.
« Qui fait le règlement ? Pourquoi ce n’est pas écrit ? Pourquoi nous on ne peut pas : on n’a rien déchiré, scraboutché ni volé ! »
Je demande qui aurait des propositions pour aider à trouver des réponses à ces questions intéressantes. « Aller voir le directeur pour en parler », lance une élève. D’autres approuvent et certaines sont incrédules : « il voudra rien entendre… nous on n’est pas des profs ».
Mais si… « s’il voit que nous on surveille le règlement, il sera content ! »
Une première responsabilité est prise dans cette classe et c’est vraiment un évènement : trois élèves s’instituent « surveillantes du règlement » et vont préparer une rencontre avec le directeur !
Des règles pour pouvoir
Au Conseil suivant, ce n’est plus de l’agitation débridée mais une excitation « pour réussir ». Quoi ? « À pouvoir mettre nos posters ! » Les « surveillantes du règlement » expliquent ce qu’elles vont aller dire : proposer de mettre des posters sur une partie des murs et proposer d’écrire dans le règlement que les posters sont autorisés s’il y a des surveillances.
« Et s’il veut pas ?
– On va dire qu’on est les surveillantes du règlement dans la classe.
– Et s’il vous croit pas ?
– On dit qu’on en parle au Conseil avec la titulaire. »
Voilà que le Conseil est investi d’un pouvoir et que la titulaire leur sert !
Tout ça pour des posters ? Eh bien, oui ! Je pressentais là comme un pré-texte et un début de texte, un début d’inscription dans ce lieu investi comme « nôtre ». Il me semblait qu’une appropriation organisée du lieu pouvait être un pas sur un chemin d’appropriation de savoirs.
Les responsables des murs
En fait de « texte », les « surveillantes du règlement » sont revenues en classe, très fières d’avoir obtenu d’abord un entretien, ensuite l’affichage de posters sur une partie des murs et à l’essai. Pour l’inscription dans le règlement, on verrait à l’usage.
Le contentement est encore mitigé : bonheur et méfiance. « Ouais, c’est ça et à la moindre histoire, ils vont les enlever… et est-ce qu’il va le dire à tous les profs ? »
Ensuite des envies et des inventions se pointent : « On n’a qu’à faire un plan des murs. On n’a qu’à faire des beaux murs ! »
Je demande qui ici s’appelle « Onaka ». Et le tilt tombe, à mon étonnement… mais c’est sans doute sur base de l’expérience déjà : « Il faut des responsables ».
Au fil de la discussion sur le oui ou non à ces responsables et à leur travail, une décision est prise : deux responsables des murs. Elles s’engagent à faire un plan de leur occupation. Une fois le plan adopté, c’est à elles qu’il faudra demander où on peut afficher quoi et c’est elles qui tiendront à jour ce qui peut, doit être ajouté, enlevé.
« Et les profs devront demander aussi ? » Tout le monde trouve que oui.
Pour ne pas devoir trop trainer, les responsables demandent si elles peuvent faire ce plan à mon cours de français. J’accepte, pour une heure où je varierai les travaux. J’y vois une occasion de mise à distance du réel, de représentation de l’espace et de recherche de mots pour nommer les divers objets d’affichage. Petits accès à l’abstraction non ? Bonne surprise pour moi, le plan se fait en fonction d’une liste de tout ce qui serait à afficher, élaborée rapidement selon avis demandés aux autres. Les élèves prennent des mesures, puis évaluent les espaces en faisant des choix de proportions dont je suggère qu’elles tentent de traduire en pourcentages avec le prof de math.
Un plan pour faire loi
Là, quand elles arrivent avec leur plan au Conseil, ma surprise a grandi : 10 % de la surface des murs sont réservés aux posters des vedettes adorées ! Personne ne moufte. Toutes attendent la suite. Les autres 90 % se répartissent en « travaux des élèves (en général elles sont très fières de leurs dessins mais ce sera peut-être l’occasion d’afficher aussi d’autres choses), liste des responsabilités dans la classe, liste des décisions prises au Conseil, calendrier des travaux à la maison (vu les râleries sur tous les profs qui donnent tous des travaux pour le même jour), coin actualité, carte du monde, informations des profs, belles phrases et une place vide pour quelque chose qu’on n’a pas pensé. »
Le plan est adopté, mais des questions arrivent aussi :
– « Comment on va faire pour les disputes de posters (les tiens ou les miens) ?
– Qu’est-ce qu’on fait si quelqu’un abime des affiches. Le directeur après il voudra plus ?
– Et tous les profs vont être d’accord ? »
On cherche comment faire.
Une nouvelle responsabilité est instituée : les porte-paroles, « celles qui portent la parole du Conseil à tous ceux qui passent la porte de la classe et ne savent pas » (sic). Elles vont informer les professeurs.
Ensuite est décidée une modalité pour le tour de rôle des posters : ce sera par tirage au sort.
Quelqu’un propose d’écrire les lois des murs sur une affiche. On décide que qui abime a un gage à décider au Conseil. Et enfin, on rappelle que si on veut changer quelque chose, on le propose au Conseil.
De l’occupation
Tout au long de l’année, ce sont les lois des murs et la responsabilité « murs » qui ont été les plus investies. Aucune affiche n’a jamais été abimée. Les différentes modalités d’occupation de l’espace et les nécessaires aménagements ont toujours été parlés. Par ailleurs, ce qui s’affichait rendait fort compte de la vie de cette classe et les élèves se sont peu à peu mises à aller lire aux murs : « Ah oui, c’est moi la secrétaire du prochain Conseil… ah oui c’est pour tel jour ce travail… ah oui, c’est tel jour le prochain Conseil. » Les murs sont devenus à la fois objet de plaisir, mémoire et objet de fierté mais aussi limite symbolique de tout ce qui s’écoulait.
Dans cette classe difficile, diverses tempêtes, transgressions et effusions sauvages nous ont encore inondés dans le quotidien à toujours redessiner, mais nous avons vraiment vécu de façon tangible que l’occupation des murs et la parole autour, à chaque Conseil, tenait quelque chose, permettait des ancrages, arrimait les unes et les autres.
Ce vécu-là et le regard porté dessus peuvent conduire à des bouts de théorisation utiles. Il me convient d’utiliser ceux qu’un autre praticien en pédagogie institutionnelle a élaborés : « Altérés, indexés par le langage, les lieux et les objets deviennent stations, panneaux indicateurs, feux rouges ou refuges… Les déplacements deviennent trajets. En même temps qu’une signification, ils prennent un sens, ils sont vectorisés. De plus, certains lieux, certains trajets semblent privilégiés, et souvent sans raison apparente. C’est dans ce cadre, en relation avec le reste que « l’âme des objets » se situe, que les objets acquièrent une existence sociale… » (René Lafitte, Une journée dans une classe coopérative) et j’ajouterais : « que des sujets se lèvent ».