Pourquoi l’École devrait-elle répondre aux besoins des entreprises ? Et de quoi ont-elles réellement besoin ? Comment l’école répond déjà amplement à ces besoins ? Et de quoi l’école est-elle chargée finalement ?
De manière récurrente, le raisonnement suivant refait surface. S’il y a un problème de chômage, c’est pour deux raisons essentiellement. La première est que la « rémunération » des chômeurs est trop élevée et de trop longue durée, ce qui permet aux chômeurs de s’installer dans le chômage, de travailler au noir et de vivre aux crochets d’un système trop généreux qui enferme les chômeurs dans une mentalité d’assistés et de profiteurs. La deuxième est que la formation des travailleurs est insuffisante ou mal adaptée aux besoins des entreprises, ce qui crée une situation qui, d’une part, empêche les entreprises de trouver la main-d’œuvre dont elles ont besoin et, d’autre part, fait peser sur le cout du travail un cout de sécurité sociale croissant qui empêche les entreprises de créer de l’emploi.
Ce raisonnement semble frappé du bon sens et plaide pour une plus grande adéquation de l’école et de la formation à ce qu’on appellera « les réalités du marché » et une diminution, voire une suppression, de l’allocation de chômage qui est un frein à ce qu’on appelle désormais sans vergogne « l’activation » des chômeurs.
Sur la question du cout du travail d’abord. Il y a un double enjeu. D’abord, s’il n’y a pas de seuil minimal, on peut payer le travail en dessous du seuil de pauvreté, la seule limite étant la reproduction de la force de travail. Ensuite, l’adaptabilité de la main d’œuvre qui résulterait, pour autant que cela soit possible, d’une adéquation plus rapide et meilleure de l’école aux besoins du « marché du travail » permettrait de faire peser sur l’ensemble des travailleurs le poids du chômage structurel, pesant ainsi à la baisse sur les capacités de négociation des salaires et des conditions de travail. Le risque de la perte d’emploi s’étendrait à tous les secteurs et à tous les niveaux de qualification grâce à la croissance de la mobilité professionnelle des travailleurs.
Sur la question de la qualification ensuite. Il y a deux façons de voir la qualification : la qualification du travailleur d’une part (son éducation, sa formation, ses diplômes, son expérience), la qualification du poste de travail d’autre part (ce qu’il faut savoir faire pour l’occuper, ce qu’il faut avoir comme formation, diplôme, connaissance, expérience pour l’occuper). Dans cette dernière acception, le lecteur attentif aura remarqué qu’il y a deux définitions différentes possibles : la qualification du poste de travail se décline en effet en exigences techniques et/ou en exigences à l’embauche, ce qui n’est pas nécessairement la même chose. Quand le chômage structurel augmente, les employeurs sont en mesure d’augmenter les exigences à l’embauche sans que les exigences techniques des postes de travail n’augmentent. Autant engager, pour le même prix, des travailleurs qui ont trop de qualifications, ça permet d’augmenter leur adaptabilité, leur flexibilité dans l’entreprise et ça augmente la pression sur les salaires des moins qualifiés.
Ceux qui se souviennent des périodes sans chômage structurel se souviendront aussi que dans ces périodes, les exigences à l’embauche étaient inférieures aux exigences techniques des postes de travail et que c’est l’employeur qui assurait la formation des jeunes recrues.
La qualification du travailleur est donc la variable d’adaptation dans ce rapport de force : en cas de chômage structurel, les travailleurs doivent augmenter leur niveau de formation et payer le cout de cette formation (soit individuellement, soit collectivement via l’État) pour occuper des postes de travail moins bien payés et pour lesquels ils sont surqualifiés. Ceux qui ont les qualifications les plus basses ou surnuméraires alimentent le chômage structurel, cherchent à adapter leur formation en acquérant les compétences exigées à l’embauche, ce qui, en cas de réussite, ne fait que disqualifier d’autres formations ou les rendre surnuméraires. Mais le niveau moyen de formation ne cesse de monter. Il suffit d’alimenter le mythe, ça s’entretient tout seul.
Le chômage structurel n’est pas un problème pour les employeurs, il permet au contraire d’apporter une solution pour peser encore plus sur le cout du travail : il diminue les solidarités collectives par crainte des pertes d’emplois, il augmente la part du cout de la formation prise en charge par l’individu et la collectivité, permet l’engagement de travailleurs qualifiés ou expérimentés à des postes de travail moins qualifiés techniquement et donc moins bien payés. La seule limite inférieure restant le niveau de l’allocation de chômage.
Ce n’est pas le chômage structurel que les employeurs cherchent à faire baisser par ces slogans contre les chômeurs et le manque d’adéquation formation-emploi, mais les limites imposées à son effet sur la baisse des salaires et des conditions de travail d’une part et sur l’externalisation des couts de formation des travailleurs d’autre part.
Si de manière récurrente, le discours antichômeurs et des nécessaires adaptations de l’école aux exigences du marché de l’emploi reviennent, c’est donc simplement parce que le chômage structurel perdure. Et d’estocades en culpabilisations, ce discours a fini par s’imposer comme une évidence… y compris à l’école. Il lui revient d’initier au grand mythe du « qui veut peut » et du « qui n’a pas pu n’a pas voulu ».
Il faut entretenir l’idée de la responsabilité individuelle pour éviter que l’on constate l’incapacité de la machine économique à fournir, à tous, ce travail qu’elle prétend obliger à chercher. Il faut que chacun des exclus cherche, que la concurrence entre eux soit maximale. Il faut que chacun se persuade que, lui, il y arrivera, parce qu’il fait beaucoup d’efforts, accepte les règles sans rechigner et n’hésite pas à en faire plus que ce qui est demandé… pour le même prix.
C’est probablement en cela que l’école s’adapte le mieux aux besoins de l’entreprise.
Former des exclus persuadés qu’ils sont responsables de leur exclusion, ne rien leur apprendre des rapports de domination qui s’exercent sur eux, et les livrer tout crus, sans formation politique, au marché des sans-travail pour qu’ils fassent un maximum de pression sur ceux qui en trouvent.
En former d’autres pour qu’ils soient persuadés qu’ils sont responsables de leur réussite, ne rien leur apprendre des rapports de domination qu’ils exerceront pour d’autres et les livrer tout naïfs à un pseudo marché du travail sur lequel ils ramasseront les miettes des emplois dégradés en s’extasiant de leur habileté et en marchant sur les autres.
Dans un contexte de chômage structurel, si, individuellement, il est logique que chacun cherche à s’adapter pour garder ou obtenir un emploi, collectivement, la compétition qui en résulte ne peut que contribuer à la dégradation de la situation de chacun, par la baisse des niveaux de rémunération du travail, la détérioration des conditions de travail et l’instrumentalisation de la formation (de l’école ?).
Former des citoyens responsables ou former à participer activement à la vie économique ? Les deux mon général ! Dans la tension entre ses deux missions, pour lutter contre son instrumentalisation, l’école devrait renforcer sa mission d’éducation à une « citoyenneté pour transformer activement la vie économique » et se consacrer à tous ces apprentissages inutiles qui apprennent à penser, à s’organiser, à résister. C’est en renforçant chez les jeunes leur compréhension des enjeux sociaux, politiques et économiques du monde qu’ils seront en mesure de réellement « trouver une place dans la vie économique qu’ils auront créée » en utilisant des attitudes et compétences de solidarité qui permettent, malgré le contexte, de résister à la pression patronale et à la destruction du lien social.
C’est malheureusement tout le contraire qui est à l’œuvre.