Tenter de sortir de sa zone de confort

Quatre jeunes réfléchissent à leurs représentations de l’émancipation. Ils interrogent ce que l’école organise (ou pas) pour atteindre cette mission prioritaire. Un examen sans concession!

On t’acceptera telle que tu es. C’est en étant vraiment toi-même, pas en changeant pour les autres que tu peux vraiment être libre. C’est ce que devrait nous inculquer l’école !  2500 ans après la célèbre devise socratique «Connais-toi, toi-même», une jeune d’un quartier populaire de Seraing, termine son interview en défiant l’exigence démocratique de l’école. Ces nouveaux philosophes touchent là où ça fait mal pour mieux soigner!

« Des pratiques humiliantes liées à la situation de pauvreté continuent… »

Isolément, l’émancipation est une coquille vide, «sans mots qui viennent». Le sens apparait avec l’expérience vécue, quand «ça fait penser à être… soi-même!» À peine sortis de l’enseignement obligatoire, à la recherche d’un travail ou poursuivant des études, ils associent l’idée d’émancipation à un état d’indépendance, «quand on commence à avoir de vraies responsabilités, que tu choisis ce que tu veux faire de ta vie et quand on arrête d’être influencés ou poussés par les parents et les profs». L’émancipation ne s’obtient pas à 18 ans par magie. Ça reste une aspiration, tellement proche et en même temps si lointaine, tant que les conditions d’autonomie ne sont pas assurées : «Lorsque j’aurai terminé mes études et que je trouverai du travail et un salaire, mon appartement, mon petit nid; mon permis et une voiture pour aller au travail.»

Ils diagnostiquent parfaitement le poids de ces chaines financières, familiales et de gros problèmes personnels qui toute la vie freine la volonté d’émancipation. «Quand on est étudiante et surtout quand on est au CPAS, on ne peut pas mettre de l’argent de côté. Parce qu’à la fin du mois, on se rend compte qu’on a toujours des frais à payer, donc on est obligé de piocher. Et je dois aider ma mère. C’est un enfer!»

Leurs représentations de l’émancipation mettent en lumière l’expérience quotidienne de lutte pour sortir de la pauvreté où on vit «la dépossession du pouvoir d’agir, le manque de contrôle sur sa propre vie et la dépendance aux autres qui résultent d’un éventail de choix très restreint1». Être vraiment émancipé, c’est s’approprier pleinement ce pouvoir d’agir dans la société, mais aussi être reconnu par la société comme véritable acteur de sa propre vie.

Le premier lieu où la société démocratique organise les conditions d’acquisition d’émancipation de tous, peu importe les origines, est l’école. L’égalité des chances traduit cette mission prioritaire pour l’école. Qu’en pensent ces jeunes?

L’école essaye de nous faire rentrer dans un moule

«Dans mon cas, tout le monde était mis sur un pied d’égalité. Dans les autres écoles, je ne sais pas.»  Dans leurs écoles, ils reconnaissent qu’il n’y avait pas spécialement de riches. Bien que l’égalité d’accès à l’école semble respectée, même si déjà limitée, ils constatent : «On n’accepte pas forcément nos choix culturels, nos choix religieux, notre sexualité, tout ce genre de choses.» L’école va opérer peu à peu une sélection pour faire rentrer les élèves dans un moule dans lequel ils doivent être «bien carrés, bien droits».

Ils nous donnent des exemples de pratiques discriminantes et nous décrivent une école loin de ses missions.

Des discriminations vécues par rapport aux tenues vestimentaires. «La plupart du temps, quand on met une jupe, en été, parce qu’il fait 36° dehors, on va se faire engueuler.» Ces discriminations trop souvent institutionnalisées dans les règlements d’école peuvent conduire à des maltraitances sexistes. «J’ai eu une altercation parce que j’avais mis une robe qui venait juste au-dessus du genou. Un élève est venu et a levé ma jupe. Je me suis énervée et j’ai tenté d’aller voir l’éducateur et c’est moi qui me suis pris une note!»

Exclusion culturelle, il y a le grand débat autour du voile et des signes religieux. «C’est une affaire de génération. Nous, ça ne nous choque pas. Ce n’est pas parce qu’elle a un voile qu’elle doit avoir 14/20 à la place de 18. Ça n’a rien à voir, ce n’est pas juste. Une fille qui porte le voile ou la croix chrétienne, elle devrait pouvoir venir à l’école et se sentir acceptée telle qu’elle est.»

Des pratiques humiliantes liées à la situation de pauvreté continuent, «même s’ils essayent de pas trop le faire, malheureusement ça arrive quand même». «On est obligés de se débrouiller avec de vieux crayons de chez Action, alors qu’ils nous avaient demandé des Faber-Castell et on se retrouve à avoir des notes merdiques, tout simplement parce qu’on n’avait pas l’argent.»

L’orientation, c’est la loi de la jungle

Toutes ces pratiques amplifient des inégalités de départ. La pression scolaire va, elle, les consolider en orientant par sélection. L’école les dépossède de leur choix d’orientation pour leur assigner une place, à l’arrière.

D’abord, il y a tous ceux qui sont placés dans l’enseignement spécialisé2. «Si l’école acceptait vraiment les différences, elle ne créerait pas des écoles spécialisées en dehors des écoles normales.» Puis, en secondaire, l’orientation vers les filières professionnelles impose une nouvelle hiérarchie, implicitement entre capacité manuelle et intellectuelle. Ça se traduit entre les élèves par la honte et la moquerie. «Tu as de mauvais points, on te conseille de faire un métier manuel, en professionnel. Alors qu’ils ne savent pas si tu es bon en manuel ou pas. À chaque fois que quelqu’un avait une AOC et était obligé d’aller dans le professionnel, tout le monde disait : t’es con, t’es en professionnel!»

Enfin, le choix des options organise un nouveau classement en fonction du métier qu’on leur destine. «On nous dit d’apprendre des métiers en pénurie, plutôt que de nous faire comprendre, peu importe ce que vous ferez tant que vous le faites en tentant de faire ce que vous aimez.»

S’ils identifient à ce point les mécanismes d’inégalités, c’est qu’ils sont prononcés par certains profs. À une élève qui n’avait pas les moyens de prendre un cours privé pour comprendre son cours, un prof lui répond : «C’est la dure loi de la jungle. Si vous êtes riches, vous réussissez et si vous êtes pauvres, bah vous devez vous débrouiller avec.» La brutalité de ce discours peut ainsi ruiner tout effort d’émancipation. «Lancer ce genre de choses à des élèves, c’est vraiment les décourager. S’il dit ça et que je ne réussis pas son cours, c’est que je suis pauvre en fait. Je suis destiné à être pauvre toute ma vie.» Mais parfois, «on tombe sur des profs présents, attentifs, à notre écoute, qui nous prennent au sérieux en nous faisant comprendre que la vie c’est pas quelque chose de très positif, mais nous apprennent à nous battre pour avoir ce qu’on veut.»

Les jeunes conseillent 

Pour que l’école réussisse vraiment ses missions, il faudrait d’abord que les profs soient réellement formés, «voir s’ils sont vraiment capables d’être prof, eux». La priorité, c’est surtout une formation à l’écoute et au soutien, car «ça nous aide à avoir confiance en nous, à parler librement, à ne pas cacher les choses et ne pas laisser tomber. Car quand on laisse beaucoup tomber, c’est comme si on se rajoutait des chaines nous-même. Et aussi de mieux connaitre la liberté selon les élèves, parce qu’on n’a pas tous les mêmes choix.»

S’ils comprennent que l’école, par manque de moyens et parce que c’est difficile, les oblige à devoir plus se débrouiller que les autres, ils voudraient apprendre à devenir indépendants. «Comment trouver un logement, payer un loyer ou faire un emprunt à la banque? Comment rédiger un CV, une lettre de motivation? Comment chercher du travail? Etc. Il faudrait une petite activité, une heure par semaine, avec un thème bien spécifique pour savoir comment vivre dans la vie active, pour pouvoir aussi éloigner toutes ces discriminations que vivent les personnes qui n’ont pas de parents ou qui ont une situation compliquée, ce qui fait qu’elles ne peuvent pas avoir la bonne éducation…»

Et surtout que l’école valorise l’entraide : «Que les élèves qui ont plus facile aident ceux qui sont vraiment dans la galère. Que les élèves, professeurs et parents tentent de sortir de leurs zones de confort, sans avoir peur, pour collaborer et trouver des solutions. C’est possible3!»

Pour une école où Tous et Toutes réussissent

«Tu ne seras jamais seul, à l’école, il y aura toujours quelqu’un pour se battre avec toi!» Si l’école garantit à chaque élève, peu importe son origine et ses difficultés, ce serment, alors elle peut commencer à préparer les élèves à devenir des citoyens et citoyennes responsables afin qu’ils et elles contribuent à une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures.

«J’ai rencontré ma prof qui m’a fait comprendre qu’on a beau venir du plus bas, on peut toujours arriver à réussir et que malgré nos moyens financiers, on ne devrait pas être freinés. C’est pour ça que j’ai décidé d’être prof dans le secondaire, pour pouvoir montrer que malgré tout, on peut quand même y arriver, et ne pas nous dire qu’on est pauvre alors que tant pis on n’y arrivera pas.»