Terrain miné

À l’école, je ne suis pas institutrice et je n’ai pas ma classe. Mon local est polyvalent et je n’ai ni définition de charge ni statut fixe.

Je suis ACS avec un contrat instable depuis treize ans, chargée selon les textes « d’améliorer la connaissance de la langue française » dans notre école multiculturelle. Est-ce pour ces raisons que j’ai eu besoin de chercher ailleurs et avec d’autres une assise, des garants, un cadre pour agir et trouver ma place ?

Mais je ne suis pas la seule à la chercher. Chez nous, personne n’a vraiment sa place. Notre direction refuse de coordonner l’équipe, préférant demander à chacun ce qu’il pense de l’une ou l’autre demande pédagogique ou situation critique avant de nous renvoyer la décision. « De toute façon, vous faites toujours ce que vous voulez », nous répond le directeur à toutes nos questions.

Les enfants sentent le malaise. Lors d’un atelier animé il y a quelques jours, deux d’entre eux se sont élancés dans la bibliothèque en faisant tomber la pile de dictionnaires sur leur passage. Devant ma mauvaise humeur, ils ont lancé « Nous on n’est pas des chiens, c’est à vous de ranger ». Il m’a fallu plusieurs tours de parole pour comprendre qu’ils avaient saisi les incohérences entre adultes. « De toute façon, même si vous nous punissez ou que vous nous envoyez chez le directeur, il criera puis il nous oubliera ».

Pourtant, certaines tentatives d’organisation ont déjà été proposées et appliquées. Il y a quatre ans, suite à une formation en pédagogie institutionnelle, j’avais proposé un autre mode de fonctionnement pour nos chaotiques concertations d’équipe, avec ordre du jour et temps pour chaque point, parole demandée chacun son tour, présidence et secrétariat avec rapport, responsabilités… Avec une équipe de collègues, j’ai géré l’organisation de ces réunions pendant deux ans, mais la direction ne s’est jamais portée garante de l’application de nos décisions. Le directeur ne relisait pas les PV et il lui arrivait même de demander à la dernière minute l’ordre du jour et d’y ajouter des points ou des invités qui prenaient tout le temps imparti (alors que nous avions décidé, de commun accord, que celui-ci serait clôturé un peu avant afin de permettre aux responsables de préparer la réunion suivante) ou encore de supprimer une réunion sans en avertir le personnel.

Suite à ma rencontre avec quelques enseignants du secondaire, je suis rentrée dans un Laboratoire CIEN (Centre Interdisciplinaire sur l’Enfance, faisant référence aux hypothèses de Freud et de Lacan). Il s’agit d’un groupe de personnes venant d’horizons différents qui se réunissent mensuellement pour partager leurs pratiques et prendre le risque, en racontant celles-ci avec leurs essais/erreurs, leurs innovations… de se trouver/retrouver une place différente, nouvelle grâce à la parole.

Premier labo

Ils sont six, principalement enseignants dans le secondaire technique et professionnel. Dans le groupe, une enseignante-psychanalyste. J’expose ma situation. Face à ces autres profs qui ne sont pas mes collègues, j’ai le temps de déplier les sentiments contradictoires qui m’assaillent : est-ce que je dois ou non intervenir à l’école pour dire mon ras-le-bol ? Comment le faire ? J’expose ma situation, je sors de ma torpeur, je mets mes mots sur ce qui va et ce qui ne va pas, j’ose… Je parle de mon envie de créer un lieu de partage de pratiques avec mes collègues. Je suis encouragée, questionnée, relancée. Les questions de départ on là : Comment peux-tu créer un dispositif assez souple pour que chacun puisse garder du désir pour y entrer – un lieu où on suppose qu’on va trouver un savoir, où on imagine qu’il y a quelque chose à trouver pour s’en sortir… et un cadre sécurisant pour que ce qui s’y passe y reste.

Forte ce soutien, je propose à l’école (après 15h30) des réunions d’échanges de pratiques mensuelles. Un quart des enseignantes présentes s’y inscrit. Quelques-unes viendront régulièrement. Entre temps, le malaise continue à grandir et le directeur nous envoie un courrier flamboyant où il demande à chacun « de vider son sac » à notre concertation d’équipe. Une liste des points en attente est gardée par le directeur. Deux mois de silence sans nouvelle réunion. Les plaies restent ouvertes.

Nouvelle réunion au Labo

Cette fois, on me conseille au Labo de proposer au directeur de lister et trier les plaintes en demandant aux intéressés si elles leur apportent quelque chose d’utile pour eux-mêmes, pour l’équipe ou pour l’école. J’apprends qu’il faut soigner le cadre, et les procédures pour permettre au contenu de se déposer mieux lors de la prochaine concertation.

Mais, à ma stupeur, lors de la réunion suivante, le directeur reprend effectivement les points en attente pour en éliminer rapidement une série et laisser les plus douloureux en suspens sans donner de calendrier pour les régler. Un peu plus tard, il nous envoie une nouvelle lettre où il se plaint « des bruits de couloir de l’école, des groupes antagonistes qui se tirent allègrement dans les pattes, hors des lieux de concertation, de manière sournoise ». Il nous renvoie la balle sans se mouiller lui-même.

Pause labo

Je parle de la situation au labo. Nouvelle proposition : différencier « l’urgence de parler » du « souci de mettre au travail ce qui pourrait poser question » (et que les gens ne veulent pas toujours vraiment ou dont ils ont parfois inconsciemment envie de s’échapper).

Nous reprenons nos rendez-vous mensuels entre collègues. Comment aborder nos malaises sans tomber dans les plaintes contre la direction ? Au Labo, on m’avait conseillé d’aborder les problèmes de dysfonctionnement à l’école plutôt que la personne du directeur. Nous dressons ensemble une liste de questions et nous invitons l’équipe à y répondre (sans la direction) : Avez-vous des besoins (pédagogiques, matériel…) Lesquels ? Que faire pour y répondre ? Comment mieux définir les rôles de chacun ? Que faire pour établir les relations entre les personnes ? Que faire pour rendre nos décisions plus effectives ? Quelles sont nos attentes par rapport à l’ICL, au PO, à la direction ? Le besoin de médiation se fait plus clair.

Enfin assez fort

Nouvelle concertation d’équipe avec la direction. Tous les collègues sont présents. Les liens se resserrent. Nous sommes enfin assez forts pour demander une médiation externe pour nous aider. Le directeur fait la moue. Le syndicat est appelé à la rescousse. Nous aurons finalement un médiateur à partir d’avril prochain.

Les aller-retour de notre parole entre le Labo CIEN et le groupe d’échange entre enseignants initié à l’école ont laissé du temps et de la place pour que les questions se déposent. Nous avons pu affronter le regard de la direction et trouver par des détours une autre place. Même si l’équipe ne va pas encore beaucoup mieux, les choses ont bougé. Je vais enfin pouvoir retourner plus sereine dans mon atelier lecture et oser dire aux enfants, la tête haute, que la gestion de notre lieu est l’affaire de tous, que c’est une condition non négociable de notre travail et que les dicos ne retourneront pas tous seuls à leur place.

Je garde aussi en moi une proposition soufflée au Labo : pourquoi ne pas créer pour les enfants et les adultes de l’école une nouvelle fonction : une personne-oreille qui serait chargée de recueillir les plaintes et les humeurs de chacun et de les relayer à l’ensemble du groupe ? Belle idée pour en finir avec les bruits de couloir.