Pendant trois semaines, en 2S, on travaille sur le thème de la multiculturalité. Je me demande : qu’est-ce qui est vraiment multiculturel ?
Quel est le lieu le plus multiculturel que fréquentent mes élèves ?
TikTok évidemment.
Je me lance à la recherche d’articles récents sur ce réseau social et sa diversité, je ne trouve pas grand-chose de convaincant, alors je crée moi-même la diversité en sélectionnant des articles comme « La démocratie tiktokienne » (en gros les posts du PTB et Di Rupo) ou « Comment TikTok influence l’industrie musicale ? » ou encore « L’islam sur TikTok ». Je tiens à leur faire lire un article parce qu’ils ont un carnet de lecture (dans lequel ils doivent faire des activités sur des lectures diversifiées) et qu’ils sont en difficulté pour trouver et s’y lancer dans des lectures. Alors je retravaille un peu ma sélection, je coupe dans certains paragraphes, j’ajoute des chapôs, je simplifie des phrases.
« Je le quitte avant qu’il ne me demande ce que sont les statistiques, je n’ai pas le courage. »
En intro de mon cours de deux périodes, je leur lance la question : « C’est quoi la multiculturalité, pour vous ? C’est quoi la culture ? » Et je leur propose de rassembler toutes les réponses au tableau dans une carte mentale. Je ne veux pas m’attarder sur cette étape, je ne passe pas trop de temps à questionner leurs réponses, je les oriente plutôt pour qu’elles entrent dans ma carte mentale. Mon but à ce moment-là est qu’ils voient que la culture ne se limite pas à l’origine ou la religion (les premières réponses qu’ils donnent), qu’elle n’est pas synonyme de théâtre ou de livres, mais qu’elle est dans tous nos loisirs, dans notre alimentation, dans la musique qu’on écoute…
À partir de cette carte, je leur dis que j’ai découvert le lieu le plus multiculturel qu’ils fréquentaient tous plusieurs fois par jour, un lieu dans lequel on retrouvait tout ce qu’on avait mis au tableau. Moment fort du cours, je les surprends et les accroche en lâchant le mot. « Quoi ? TikTok ? On va en parler en classe ? »
Je leur distribue alors directement les articles. J’ai les ai préattribués en fonction des forces de lectures (Demba et Youssef ont l’article le plus court sur un sujet assez simple), mais aussi de leurs intérêts (entre autres l’islam pour Issa et Abdel). Par deux, ils doivent lire l’article et sélectionner cinq à dix mots clés dans le but de le résumer oralement devant la classe.
« C’est quoi un mot clé, madame ? » Nous avons pourtant déjà fait plusieurs fois l’exercice, mais Mustapha me repose la question. Est-ce parce qu’il a la mémoire courte ou parce qu’il n’a en fait jamais compris de quoi il s’agit ? Je m’installe donc à côté de lui pour entamer l’exercice.
« Un mot clé, c’est un mot important dans l’article parce qu’il est en lien direct avec le sujet de l’article. »
« Et comment je sais le sujet de l’article ? »
« Eh bien, commence à lire : lis d’abord le titre et le chapô, tu y trouveras de quoi parle cet article, son sujet. » Là, je me rends compte que j’aurais dû mieux soigner ma sélection, entre autres vérifier que les titres ne soient pas trop métaphoriques. Le titre « Reconversion : il répare des baskets (très) usées et ses vidéos cartonnent sur TikTok » n’est pas facile à comprendre pour lui. En le lisant, il ne parvient pas à me dire quel est le sujet.
Pendant ce temps, autour de moi, les autres élèves ne travaillent pas du tout. Certains papotent « Mais, on parle de TikTok, madame ! », d’autres sont debout (dans cette classe qui contient plusieurs hyperactifs, il faut une soupape de décompression après chaque moment de concentration), d’autres ont sorti leur GSM pour des vidéos qu’ils voulaient justement se montrer. Je leur rappelle de se mettre à la lecture et de suivre les consignes. Ce dont ils devront parler devant la classe, c’est du sujet de l’article, pas donner leur avis sur ce réseau. Le mot magique a délié leur langue, mais pas leur intérêt pour les textes que je viens de distribuer. Je réinstalle plus ou moins le calme et m’assieds à côté d’un autre élève qui patauge.
Le chapô n’expose pas vraiment le thème, et l’article contient des références inaccessibles pour lui, trop de sous-entendus. Comme dans cette phrase : « Andy Warhol promettait quinze minutes de gloire, TikTok le fait avec ses boucles de quelques secondes. Gloire par exemple pour le facteur écossais Nathan Evans qui partage un chant marin du XIXe siècle dans une vidéo vue plus de 18 millions de fois. » Pour la comprendre, il faudrait situer Andy Warhol, sa promesse de gloire pour tous et le XIXe siècle. Mission impossible sur le moment.
La syntaxe aussi fait obstacle. Pour l’aider à entrer dans le texte, je l’autorise à sortir son GSM pour voir une vidéo de ce marin écossais et mieux se figurer de quoi il s’agit. Cette autorisation produit des contestations : « Et nous, on ne peut pas regarder sur le téléphone ? » « Ok, faites-le, mais seulement pour les vidéos en lien direct avec l’article. » Ma balise n’est aussitôt pas respectée et me demande d’opérer un intense contrôle.
Mes articles font référence à des contenus trop éloignés d’eux, ils ne comprennent pas les enjeux présentés dans les articles. Youssef qui a reçu « TikTok perturbe le sommeil. », me dit : « Non, madame, moi, c’est la Play qui m’empêche plus de dormir. »
« Mais je ne veux pas savoir ce qui t’empêche de dormir, toi ! Et l’article ne parle pas forcément de toi : c’est une étude scientifique qui montre que TikTok est statistiquement le plus néfaste pour s’endormir. » Je le quitte avant qu’il ne me demande ce que sont les statistiques, je n’ai pas le courage.
Le temps passe, il reste quinze minutes, ils sont censés présenter au reste de la classe. Je ne veux pas différer. Seuls deux élèves y parviennent et ils donnent plus leur avis que celui de l’article… Quand ils quittent le local, la moitié des feuilles restent sur les tables, souvent chiffonnées et gribouillées. Foutu pour le carnet de lecture.
C’est une erreur que je commets souvent : vouloir aller trop vite. Entre autres parce que ces élèves-là ne sont pas capables de garder des documents d’un cours à l’autre et que reprendre un exercice commencé un autre jour est très laborieux. Je devrais me confronter à cette difficulté et chercher un moyen de construire des continuités. J’y ai renoncé.
Il y a eu un télescopage des temps : temps de prépa (et reformuler des textes intéressants), temps pour explorer TikTok avec les élèves, temps pour mettre des mots à l’oral, temps pour des soupapes, temps pour discuter et garder des traces dans le carnet de lecture.
La carte mentale sur la multiculturalité aurait mérité deux périodes. Un moment de discussion autour de leurs utilisations de cette application, ils l’auraient investi. Les textes auraient dû arriver au cours suivant, entre autres pour limiter l’usage de supports trop différents lors d’une même activité. Quel dommage d’avoir embrayé sur des textes d’analyse sans leur donner l’occasion de produire eux-mêmes des analyses sur ce réseau qu’ils utilisent au quotidien. Ce passage par la parole et par l’expérience de l’analyse pourrait les disposer à mieux recevoir mes textes (et ça m’aurait aidé à mieux les choisir pour eux !) D’autant que mes articles faisaient référence à un autre TikTok que le leur. Je n’ai aucune idée des types de contenus qu’ils regardent. Derrière un même mot, nous ne mettons pas la même réalité.
J’aurais dû encore mieux soigner les textes, ils n’étaient pas assez calibrés pour leur niveau de lecture. Il existe souvent un grand décalage chez ces élèves entre leur niveau de réflexion à l’oral et à la lecture. Mais pas facile de trouver des textes d’actualités. Les profs devraient d’ailleurs être abonnés aux journaux et magazines en ligne par la FWB pour se documenter efficacement. Les cours en lien avec l’actualité sont importants pour moi, mais les préparer pour des élèves en difficulté en ayant à la fois la complexité de la pensée et la fluidité de la lecture demande un long travail de préparation que je n’ai pas le temps de fournir.
J’ai voulu faire avec ce qu’ils apportent en classe, ce que je leur empêche de faire à chaque cours serait pour une fois l’objet du cours. Mais, je n’en ai fait qu’un appât, pas un véritable objet, juste un prétexte. Ils ne sont pas dupes.