Tirer les marrons du feu

C’était l’automne, pour me remettre doucement d’un méchant virus, j’étais allée me balader seule. J’espérais trouver facilement des bolets dans une petite forêt de la campagne condruzienne. Il faisait frais, mais le soleil transperçait le feuillage.

Comme j’étais fatiguée et que je ne tombais que sur des champignons vermoulus ou inconnus, j’avais fini par m’adosser à un arbre, au soleil et laissé à mes pensées la liberté de suivre leur cours. J’avais inévitablement fini par penser aux miens de cours, ceux que je ne n’avais pas fini de préparer pour la semaine qui démarrait le lendemain.
Je travaillais avec des 5e secondaire d’une école citadine, la compréhension de textes philosophiques et il me manquait une amorce…
À mes pieds un gros frelon agonisant avait entrepris de traverser un amas de châtaignes. Les picots des bogues rendaient son trajet vraiment très compliqué…
L’image de ce frelon rendu inoffensif par la vieillesse sur ce fruit en forme de piège avait attiré mon attention sur la châtaigne en tant qu’objet.
C’est étrange une châtaigne. Pour en saisir l’intérêt, il faut braver l’enveloppe hostile, enlever la peau astringente, éventuellement, la gouter crue. Si on peut trouver la chair rigolote, on est loin de l’intuition qu’on pourrait en faire un festin. De là à décider de la cuire à la poêle ou à l’eau et la grignoter tiède quand il fait froid, en pâte ou en gâteau, dans de la soupe, en farine… Le fruit du châtaignier est de prime abord assez rébarbatif, surtout quand on n’y connait rien. Exactement comme un texte complexe.

L’intérêt pédagogique de la châtaigne

Il était hors de question que je rentre bredouille : j’ai donc fait contre mauvaise fortune, bon cœur et ramassé les châtaignes dans leurs bogues. J’allais faire d’une pierre deux coups : il m’était apparu avec évidence que c’est précisément dans la bogue que réside l’intérêt pédagogique de la châtaigne.
Quelques jours plus tard, un matin, j’avais écrit au tableau : intention d’apprentissage : lecture d’un texte philosophique. Puis on s’était installé en cercle : certains assis sur les bancs, mais de manière à tous se voir et j’avais donné à chaque élève une ou deux châtaignes. Certaines bogues étaient fermées, ou entrouvertes, d’autres vides.
On avait commencé par essayer de se mettre d’accord sur ce que c’était ce truc. « Un marron », avait dit Nora, « Un gland ! », avait crié quelqu’un, « C’est toi le gland ! », avait inévitablement répondu une autre, « Une châtaigne ? » avait murmuré Assia. Contre toute attente, l’exercice d’identification était vraiment laborieux…. On s’était mis d’accord sur la châtaigne, puis après s’être demandé si ça se mangeait et répondu oui, j’avais souhaité à tous bon appétit. On s’était rendu compte que c’était plus compliqué que ça, certains en avaient déjà mangé chaud dans la rue, il fallait sans doute la cuire. Et puis de toute façon, comment se débarrasser de la bogue sans couteau ? J’avais ouvert un opinel et l’avait tendu à Nina. Il lui faut des gants avait dit Théo. Je n’avais pas pensé aux gants. Alors, je leur ai montré ce que m’avait montré ma grand-mère quand j’étais enfant. J’avais vérifié ma semelle puis posé la bogue par terre et l’avait écrabouillée avec tendresse jusqu’à ce que trois petites châtaignes toutes dodues s’échappent de leur armure. On les avait pelées et Mao avait accepté de la gouter, puis avait couru pour cracher dans la poubelle. Hector avait fini par avaler son morceau en grimaçant.

Le chemin du frelon

J’avais enfin demandé aux élèves où, à leur avis, je voulais en venir…
Ils ont bien rigolé, mais à part une bataille de bogues, ils ne voyaient pas. Alors, je leur ai expliqué la métaphore. Un texte philosophique, c’est comme une châtaigne dans sa bogue, si on ne t’apprend pas un jour que ça a de l’intérêt, tu ne t’en approches pas, c’est bien simple. L’intérêt c’est que n’importe qui est capable de s’en nourrir, pour peu qu’on sache où en trouver. S’en nourrir nécessite qu’on nous en ait donné les clés et que malgré les picots, on ait appris comment les cuisiner. Et puis, il s’agit aussi d’une question de gout : on peut trouver certaines recettes délicieuses et d’autres complètement indigestes.
De la même manière, si certains textes peuvent être lus et compris depuis plus de deux-mille ans, c’est parce que l’intérêt qui peut leur être porté, leur sens, ce qu’ils questionnent ou les réponses qu’ils donnent, quelqu’un y a trouvé de l’intérêt et l’a transmis. Si personne ne te montre où trouver ni comment écrabouiller une châtaigne avec tendresse, il est probable que tu passes à côté, éventuellement, tu shootes dedans. Après, il s’agit de les décortiquer, de trouver la recette qui te convient et de les cuisiner. Ça ne s’apprend pas tout seul et personne n’a dit que c’était simple. Il est probable cependant que le fait qu’on s’en nourrisse depuis la nuit des temps mérite qu’on s’y intéresse. Quitte à décider ensuite que c’est dégouttant, qu’on s’y oppose ou qu’il lui manque un truc.

Une cuillère pour Sophie…

Le temps passait, j’ai distribué les textes, un par personne, mais quatre différents et je leur ai demandé de le lire, de sélectionner un extrait : celui qu’ils comprenaient bien ou celui qui leur paraissait le plus incompréhensible. On est sorti dans la cour et je leur ai donné vingt minutes pour le mémoriser. De nouveau, ils ont bien rigolé. Je passais de groupe en groupe, je les séparais, certains s’énervaient parce qu’ils ne comprenaient rien. Ils pouvaient mémoriser juste une mini phrase. Ça a pris plus que vingt minutes, mais, petit à petit, ils se sont pris au jeu.
La séquence de cours arrivait à sa fin et je n’étais pas arrivée à la mienne parce que tout ça avait pris plus de temps que prévu. On est rentré en classe. L’objectif était qu’au cours suivant ils récitent chacun leur morceau de texte appris par cœur, puis qu’ils se mettent par groupe selon les textes reçus et en rédigent une traduction, dans leurs mots.
Évidemment, au cours suivant, la moitié avait oublié son texte et j’ai dû leur donner un petit peu de temps supplémentaire. Mais en les forçant à en apprendre un morceau par cœur, c’était comme si je leur avais fourré une cuillère de purée de châtaignes en bouche (de force/avec pédagogie). Ils en avaient déjà digéré un petit morceau, s’en étaient fait une idée, l’avaient trouvé bon ou craché à la poubelle et peut-être que la compréhension du texte fut plus simple pour eux. Impossible à mesurer.
J’avais suivi le chemin du frelon agonisant : j’allais mettre plus de temps que prévu à atteindre l’objectif final. Une seule chose était sure, c’est que certains d’entre eux avaient appris ce qu’était une châtaigne. Les programmes scolaires du secondaire négligent le rapport au sensible. Pourtant, lorsque nous passons par le toucher, la découverte, la balade, lorsque nous mettons les mains dans la boue pour déchiffrer des empreintes, quand nous prenons l’air, nous cuisinons, nous ne sortons pas seulement des sentiers battus…