Une couche de couleur, puis une autre, et encore une. Qu’elles résultent d’« accidents », ou de touches de maitre sur la toile d’un parcours, il n’y a rien qui soit perdu.
D’abord, c’est le dessin. Et ce, dès que je peux tenir un crayon en main. Ce ne sont encore que des nœuds de traits enchevêtrés les uns dans les autres, mais qu’importe… J’en offre à tout mon entourage, qu’il s’agisse de la famille ou d’une passante qui taille bavette avec un parent. Et comme l’accueil est plutôt positif, je ne me lasse pas d’offrir ces « petits cadeaux ».
Je découvre bientôt qu’un crayon sert aussi à écrire… Comme Maman est enseignante, alors qu’elle corrige ses copies, je décalque son écriture comme on décalque un dessin, sur les feuilles stencilées dont elle n’aura plus usage. C’est sans doute à cet entrainement, en retrait des bancs de l’école, que je dois d’avoir appris à lire et à écrire, avant même d’entrer en première année primaire. Je me souviens de la surprise de l’institutrice. « Jamais vu ça, Madame, comment est-ce possible ? » et d’une certaine fierté que je ressentais alors découlant naturellement de cet étonnement. Oui, je crois que c’est là que tout a commencé. Et depuis, je n’ai plus cessé d’écrire. Encore loin de maitriser les règles orthographiques, je remettais à mon institutrice de petits billets, récits de vie écrits phonétiquement. De billet en bravo, et de bravo en billet, année après année. Les points en rédaction sont bons. Tout va bien donc. Très bien même.
Mais bientôt le ton change. Et c’est d’ailleurs cela qui est surprenant : il n’y a que le ton qui change. Car les commentaires accompagnant mes bulletins scolaires sont pourtant les mêmes qu’avant : « Elle est très créative ». Voilà qui est curieux. Alors qu’en début de primaire, cette courte phrase était soutenue par un large sourire. À présent que le calcul et la géographie s’en mêlent, je suis toujours « très créative », mais le sourire, quant à lui, est un peu de travers. « Elle a des qualités qui ne se notent pas sur un bulletin. » Fort bien. Mais que « créative » devienne « fantaisiste » et que « fantaisiste » se mue bientôt en « distraite » et « personnelle », je ne comprends plus. Je n’ai pourtant rien changé à ma façon d’être. Manifestement, à présent, cette nature est un peu gênante. On dirait bien qu’être créatif, ce n’était bon que lorsqu’on était petit. Ou en tout cas, pas lorsqu’il s’agit d’activités où on travaille « avec la tête » et non plus « avec les mains ». La créativité, peut-être n’est-ce acceptable que lors du bricolage, et il convient de la ranger au cartable lorsque les lampions de la fancy-fair sont éteints.
Quelques centimètres et années plus tard, me voici sur les bancs du secondaire. J’ai choisi l’option français-histoire. Nouveau changement, perceptible non plus uniquement du côté des professeurs, cette fois, mais également dans le tissu relationnel entre les élèves : il y a les options dites « fortes » (latin, maths, sciences…) et les autres. Une clôture invisible taille d’ailleurs la cour de récréation. J’entends parler d’une « section poubelle »… la nôtre. Car d’après les échos (et les sons des couloirs de l’école où ma mère enseigne résonnent jusque chez moi), les élèves de français-histoire auraient choisi cette voie « à défaut d’autre chose », et donc par « choix négatif ». C’est-à-dire lorsqu’ils n’ont pas « fait l’effort » de se diriger vers une option plus intellectuelle. À moins, simplement, qu’ils ne soient pas assez doués pour cela… Pour ce qui se dit dans la salle des professeurs lors des délibérations, lorsqu’on ne brille pas suffisamment en sciences, il faut « descendre » en français ou en technique. Serait-il donc inconcevable que l’on puisse choisir une option littéraire ou artistique par intérêt ? Or c’était pourtant évident pour moi : mon choix se dirigeait naturellement vers l’option offrant le plus d’heures de français.
Quinze ans et une guitare… pour mettre mes textes en musique. Les deux enseignants qui m’encouragent particulièrement sont d’ailleurs professeurs de français. Comme mes congénères, je dois mémoriser les textes des grands auteurs. « Mais tu les chanteras en classe avec ta guitare ! » Ma passion peut enfin rejoindre l’école (ou l’inverse) : ce qui m’est demandé n’est autre que d’imaginer une musique pour chanter les textes de Villon, au lieu de les déclamer. Et ce même professeur de poursuivre, en m’invitant à apprendre d’autres lignes de Villon, mises en musique par Brassens. Je ne pense d’ailleurs plus qu’à cela : écrire, chanter. Les années suivantes, la porte de ma chambre close, je délaisse les livres scolaires pour écrire des chansons, ce qui ne manque pas d’inquiéter mes parents. C’est que mon bulletin devient aussi coloré que l’étaient autrefois mes dessins d’enfant… il faudra redoubler. Je change d’école avec au cœur ce message de mes professeurs de français : « Ne te quitte pas ». Cet échec scolaire, lui, retentit comme un signal entrant en résonance avec le premier : il faut croire en ses rêves et se donner les moyens de les réaliser, mais sans s’éparpiller pour autant.
C’est le moment du grand choix. Le mien me rassure : devenir institutrice à l’école fondamentale. Un choix que je vois aujourd’hui comme un mariage de convenance, un honnête échange de terres : j’aime le dessin, la musique… accessoirement, j’aime l’univers des enfants. Un « accessoire » qui mériterait bien d’être élevé au rang de priorité… Mais ce n’est pas le bon moment. Enseigner me plait, mais je manque de patience avec les petits. D’énergie, aussi. Les weekends se passent sur la scène de salles de spectacles ou… celle du « quartier des femmes » d’une prison. Trois groupes de musique, la moitié de la semaine en répétition. Or, enseigner, je le pressens, demande une implication, un investissement différent.
Changement d’option donc. J’aboutis, un peu par hasard, en arts graphiques. Me voici donc inscrite parmi les élèves d’une école supérieure des arts. Je pressens dès lors qu’il s’agit d’une étape franchie. Quelque chose de bien concret, qui impliquera davantage que de dessiner distraitement dans le cadre sage d’un mercredi après-midi après l’école. Dans trois ans, j’aurai en main un diplôme en art. Cette perspective me fait monter aux joues une certaine honte… Cependant, je ne peux plus le nier : tout ce qui me fait avancer se trouve à l’intérieur de cet art. Mieux encore, je découvre que le graphisme permet de tisser des liens entre tous domaines artistiques ! Une porte ouverte sur mille paysages, en somme. Je comprends alors que le graphisme, obligeant à une grande flexibilité, amène aussi à développer une curiosité vis-à-vis de toutes voies possibles.
Bien plus que comme un « simple » choix de profession, celui-ci m’apparait bientôt comme un choix de vie. Un engagement. Un engagement parce que pour tout projet, il me faut maintenir ma curiosité en éveil. Un engagement parce qu’en construisant l’identité graphique de tel organisme, je deviens en quelque sorte porte-parole. Un engagement parce qu’en apprenant les règles de la communication visuelle, je peux devenir un écho de ce qui me frappe en tant que citoyenne.
J’achève mon cursus avec l’envie brulante de me consacrer au graphisme politique et d’opinion. Et rassurée d’avoir, d’une certaine façon, répondu à ma question première : « l’art, à quoi ça sert ? » Parce que ça doit forcément servir à quelque chose. Il me semble, alors, que chaque chose a sa place pour faire tourner le monde : l’employé de banque, comme l’instituteur, le chauffeur de bus, la secrétaire. Et tant qu’à servir, l’art (sous quelque forme que ce soit) servira à exprimer une opinion, réveiller la conscience collective, dénoncer les dysfonctionnements. C’est dans cette optique qu’au sortir de l’école, je redeviens étudiante, pour obtenir le certificat d’aptitudes pédagogiques. Et puis, l’expérience d’avoir chanté dans une prison, et découvert cet univers aux mille facettes, ça laisse des traces. Je m’étais promis d’y revenir un jour avec « quelque chose » pour les détenues. Mon travail de fin d’études portait d’ailleurs pour titre « l’art en taule ». Je décide donc d’enseigner le dessin dans les prisons.
J’aurais, je crois, milité sur tous les fronts, pour peu qu’il s’agisse de militer. Mais le militantisme n’est pas un métier. À se laisser rejoindre par toutes les causes, il me semble qu’on peut se consumer soi-même, et s’exposer au risque de devenir un fonctionnaire du militantisme. C’est pour prendre un peu de cette distance nécessaire, retrouver une certaine réserve, un silence manquant, que je mets alors en suspens ma formation en pédagogie, le temps de deux années de peinture.
J’ai vingt-six ans. Ce qui veut dire qu’il m’a fallu près de vingt années pour apprendre à choisir l’art. C’est-à-dire, non pas « assumer », ni « accepter », sans chercher de « prétexte », d’« excuse » à l’art. Sans l’habiller d’un rôle, d’une tâche. Choisir, c’est autre chose. Je crois que ces deux ans de réflexion étaient indispensables avant de reprendre et d’achever le CAP.
Non, l’artiste, ce n’est pas le distrait de la classe, le « poète » de service. Au contraire, parce que l’artiste permet de se laisser creuser en lui une faille, un doute, est indéniablement ancré dans le réel jusqu’à la moëlle. En se mettant à l’écoute de sa sensibilité -une forme de « fragilité » (fragilité à laquelle on n’accorde plus guère de place aujourd’hui)-, il développe non seulement sa créativité et ses qualités artistiques, mais aussi humaines. Il devient vecteur d’émotion, prend sa place, et tisse des liens entre vies extérieure et intérieure. J’achèverai mon texte en empruntant quelques mots au peintre Jean Miotte : « Parce que son œuvre est personnelle, l’artiste est à cet égard universalisant, et aide l’homme à retrouver la foi, l’amour, la curiosité, le désir, lui montre que l’angoisse est une part de sa vie […]. Contrebalancer par le choix et le partage de tous ses désirs le conforte dans son gout d’entreprendre ». [1]J. MIOTTE, La rage de peindre, Paris, Éditions La Différence, 1999. Voilà ce que je souhaite développer lorsqu’en septembre prochain je reprendrai le chemin de la classe, côté tableau.
Il n’y a pas de certificat à délivrer, pas de points à totaliser pour les qualités humaines. Pourtant, cette école-là est d’une importance capitale. Et sa nécessité dépasse de loin le cadre d’une classe ou celui d’une profession.
Notes de bas de page
↑1 | J. MIOTTE, La rage de peindre, Paris, Éditions La Différence, 1999. |
---|