Le prof, la personne qui ” sait “, est ignorant. Il est ignorant du processus d’apprentissage. Il est mystifié par l’évidence. Tout ce qui se met en branle, tout ce qui est en jeu dans l’acte d’apprendre lui est étranger.
Le prof a oublié que tout ce qui était pour lui inconnu (” jamais je n’y arriverai “), lui posait question, le dérangeait, l’impressionnait ou lui faisait peur, était devenu peu à peu quelque chose d’évident, qui existait, qui était, et non une construction au fil du temps, élaborée parfois dans l’errance et la douleur.
Au service de l’apprendre
Pourquoi le prof a-t-il oublié ? Parce qu’il n’apprend plus ! Parce qu’il n’est plus en mouvement, parce qu’il sait, parce que l’université a certifié son savoir, parce qu’il a réussi son examen, son concours. Maintenant qu’il a été labellisé, déclaré bon pour le service, il peut vivre de la transmission de son savoir. En fait, ce qu’il demande aux élèves, il ne le fait plus lui-même.
La prise de risque, la mise en abime du sujet qui caractérise la personne qui se met en situation d’apprendre est une posture qu’il ne connait plus. L’engagement intellectuel, personnel, l’effort, l’abnégation que nécessite l’acte d’apprendre ne sont plus que des mots et non des réalités appréhendées psychiquement et physiquement. La déstabilisation, le doute, la peur de l’échec, du regard de l’autre, mais aussi la joie, le bonheur, la satisfaction, l’ivresse parfois, qui résultent de l’apprentissage sont des sentiments qu’il n’éprouve plus.
Pour autant, cela ne signifie pas que l’enseignant ne travaille pas. Il ne s’agit pas ici de montrer du doigt, de mettre au pilori, de désigner des coupables. Le métier que nous exerçons est complexe, de plus en plus exigeant, oh combien difficile ! Mais pour accompagner l’apprentissage, il nous faut nous mettre à la place du non-skieur face à la pente, il nous faut retrouver le vertige que ressentent certains face à une paroi, la panique de celui qui n’a jamais fait de voile sur un dériveur gitant fortement. L’écriture d’une séquence de maths, d’histoire, de sciences physiques ne sera pas la même si l’enseignant a ou n’a pas le souvenir prégnant, le souvenir dans ” l’âme et le corps “, de cet apprenti skieur, de cette peur devant la pente, du moment où il ose basculer, se jeter…. Apprendre, toujours apprendre, la posture que nous voulons pour les élèves n’est pas si facile que cela à vivre.
Quel rapport avec l’élève paresseux qui passe ses journées à regarder dehors plutôt que d’écouter le professeur ? Quel rapport avec l’élève qui ne fait jamais son travail personnel ? Quel rapport avec l’élève intelligent qui essaie systématiquement de vous dynamiter vos séances ? Quel rapport avec l’élève qui refuse effrontément les activités que nous avons soigneusement préparées ? Quel rapport avec l’élève qui accepte vos activités, suit vos consignes mais ne réussit pas ?
La peur du vide
Ces élèves sont cet apprenti skieur face à la pente. À leur manière, ils refusent de s’engager, de se lancer dans l’aventure incertaine des apprentissages. Tous empruntent des chemins de contournement. L’un ne réussit pas parce qu’il ne travaille pas, mais réussirait-il s’il travaillait ? Peut-il en être sûr ? Se mettre au travail, écrire, penser, mémoriser sans être certain en retour de vraiment réussir. Quel risque ! Existerait-il autant aux yeux de ses professeurs et camarades en travaillant ? Quant à l’autre, s’il ne réussit pas, c’est probablement parce qu’il n’est pas ” doué pour l’école “. Sa stratégie à lui pour avoir la paix, c’est de faire semblant. Respecter scrupuleusement les consignes, bien souligner en rouge fait office de travail, le dédouane de tout véritable engagement. Ces chemins différents leur permettent à tous deux d’éviter l’obstacle, mais ces deux voies sont sans issue. Elles sont à la fois cause et conséquence d’une difficulté à apprendre.
Ces rapports à l’école, ces rapports au savoir sont socialement et culturellement construits. Mais au-delà de ces proximités plus ou moins grandes avec l’école, avec les savoirs, il y a toujours, à un moment ou un autre, une personne qui prend le risque ou non de se modifier, de changer, de bouger, de participer à sa construction.
Comment susciter, accompagner cet engagement personnel ? Telle est la question qui intéresse l’enseignant. Et les réponses qu’il apportera seront liées, seront nourries de son propre rapport à l’école, de son propre rapport au savoir, et au bout du bout, de ses représentations, de sa conception, de sa conscience de ce qui est en jeu dans l’acte d’apprendre, de ce qui se joue dans la difficulté à apprendre.
Amener à prendre ce risque d’apprendre n’est possible que si pour l’enseignant apprendre reste une question d’actualité. Je ne peux leur demander ce que je ne fais plus. Si je pense que pour aider les élèves à apprendre, ils doivent verbaliser sur leur apprentissage, reformuler et s’approprier des connaissances, produire des savoirs, créer des liens, se confronter intellectuellement et s’évaluer, je dois le leur permettre en terme d’activités, mais encore faut-il que dans le même temps moi-même je verbalise sur mon métier avec mes pairs, que je m’approprie des connaissances, que je crée des liens, que je produise des savoirs, que je me confronte intellectuellement avec mes collègues et que je m’évalue.
Ramer à contre courant
Effet miroir…. Allons plus loin…. Si je veux que l’école forme des citoyens éclairés, des êtres pensant (et non, bien pensant), des consommateurs critiques et avertis, il faudrait alors que notre société fasse sien cet objectif, que les discours incantatoires et vœux pieux s’appuient sur une réalité vécue et partagée en terme de valeurs et de pratiques. À ce stade de la réflexion, la question pédagogique (quelle activité l’élève favorise…) devient éminemment politique et ne concerne plus seulement les enseignants mais aussi tout un chacun.
Notre société valorise-t-elle ce qui est difficile, ce qui demande un cheminement, un travail sur soi ? Évidemment non ! Aujourd’hui on glorifie la réussite facile, l’immédiateté du désir et le ” faites-vous plaisir “, alors pas étonnant que la prise de risque, le sens de l’effort, la remise en cause apparaissent comme des valeurs ” ringardes ” et peu attractives auprès des enfants !
Aussi l’École est-elle à la croisée des chemins. On ne peut lui demander des comptes, interroger son efficacité, estimer son cout, si les missions qui lui sont assignées ne s’appuient pas sur une réelle volonté politique, s’il y a comme un hiatus entre le projet affiché et ce qui se passe sur le terrain, si à tous les niveaux personne ne comprend le sens de ce qui est en jeu. Sans une prise de conscience, à tous les échelons du système éducatif, du pourquoi on fait les choses, comment peut-on espérer que le professeur interroge ses pratiques ? Comment peut-on espérer que l’élève en difficulté interroge les activités scolaires qui lui sont proposées ? Comment peut-on espérer qu’il mette en cause la place de l’exercice n°7 page 12 dans la séquence ? Comment peut-on espérer que chacun se positionne en tant qu’individu, prenne des risques, se projette ? Sans cette prise de conscience, le Principal de collège fera toujours semblant de mettre en œuvre le nouveau dispositif du Ministère, le Professeur déroulera toujours son cours sans se préoccuper de son appropriation, et l’Élève considérera toujours comme n’appartenant pas à la vraie vie toutes les situations scolaires qu’il doit affronter.
Pour nous, le problème n’est pas d’être constructiviste, béhavioriste ou transmissif, mais ” d’être clair ” avec ce qui se joue dans les apprentissages, dans les situations que l’on donne à vivre à nos élèves. Oui, il est parfois utile de faire de l’informatif pur ou de l’automatisation des tâches…. Ce qui est important c’est de savoir ce qu’on fait, où on se situe, et pourquoi on le fait. Ce qui est important c’est d’être en marche et d’apprendre, de toujours apprendre….