Tous anthropologues dès la maternelle

La définition et la distribution des disciplines scolaires datent du 19e siècle. Dans le tronc commun du 21e, il est temps de faire place aux sciences sociales. Pour y faire quoi ?

En sciences sociales comme pour toutes les sciences, il est indispensable de partir de la vie pour aller vers les concepts qui prétendent en rendre compte. Le premier objet à travailler, c’est ce qu’on vit ensemble. Particulièrement en maternelles, mais ensuite aussi : c’est d’abord sur les choses vécues en classe, sur l’expérience commune qu’il s’agit de construire les apprentissages.
Ces apprentissages exigent l’entrainement d’une disposition* fondamentale : accepter d’abord, c’est déjà énorme, et entrainer ensuite, la capacité à se prendre soi, avec les autres, dans un contexte donné, comme objet d’analyse et de théorisation.

L’attitude ethnologique

Cela suppose une vie de classe riche, des activités diverses, des temps et lieux où l’altérité s’éprouve, où l’étonnement qu’elle peut susciter, s’exprime. Cette altérité et cet étonnement (à partir de différences de genres, par exemple) constituent le premier et principal objet d’exercice des sciences sociales en maternelles et début de primaires.
C’est sur cet objet que doit s’exercer l’attitude ethnologique : c’est par la compréhension de la différence de l’autre que je peux prendre conscience et mieux comprendre ma propre identité. Cela demande un temps d’arrêt, une mise à distance pour se regarder avec l’autre dans un contexte donné, pour mettre des mots de compréhension, et non de jugement, sur ce qui vient de se vivre. Ce travail de réflexivité sur soi et l’autre, cette décentration, est sans doute la compétence citoyenne par excellence : devenir acteur critique de sa propre socialisation*.
Déjà en maternelles, et plus ensuite, un deuxième objet doit être travaillé : les rencontres humaines ou occasions de pratiquer systématiquement l’entretien compréhensif* : invitations à l’école d’un parent, d’un témoin particulier (d’un métier, d’une situation, d’une action…) et/ou visites de lieux de vie sociale (entreprise, association, administration…). Ici aussi, l’attitude ethnologique faite de réflexivité et de décentration est entrainée. Cet entrainement exige une intention exclusivement compréhensive, de la tendresse pour l’humain, et il faut se méfier comme de la peste de nos éternelles tentations normalisatrices et moralisatrices.
De nombreux enseignants le font déjà et c’est très bien. Mais autre chose est de programmer ce travail explicitement et de travailler cette démarche volontairement. Une théorisation progressive (en veillant aux niveaux de formulation) doit accompagner ce travail, principalement autour du concept de représentation*, mais aussi des concepts de sociocentrisme, rationalisation, stratégies identitaires et axiomes de la communication.

L’attitude sociologique

Dès la maternelle et plus ensuite, on peut et doit mettre en relations les acteurs* et les structures* dans lesquelles ils agissent et sont agis par elles, dans le sens où l’un ne peut exister ni se comprendre sans l’autre. Cela suppose que la découverte de ces structures sociales soit au programme du tronc commun : institutions, associations, administrations, entreprises…, tout ce qui fait société. Et cela peut commencer par l’école elle-même : le conseil de participation, par exemple, qui en fait partie et pourquoi, qui représente qui, les rencontrer, comprendre les différents points de vue dans les différents débats, dans le sens où ces points de vue sont socialement situés.
Ces principes de parité et/ou de représentativité sont-ils présents ailleurs ? Un parent fait-il partie d’une association, d’un Conseil d’Entreprise, d’un Conseil communal, d’une Comission Consultative de l’aménagement du Territoire (CCAT), d’un Conseil d’administration… Lors d’un évènement, d’un conflit local, ou d’un projet, rencontrer les différents acteurs et comprendre leur point de vue à partir de leur position sociale* dans le rapport social* qui s’y joue. C’est l’occasion de comprendre progressivement l’importante différence entre rapport social et relation humaine, l’occasion de comprendre que, indépendamment de la bonne volonté des acteurs et de leur relation humaine, tout rapport social est aussi un rapport de domination sociale*, au moins symbolique. L’occasion encore d’approcher les concepts de statut, rôle et fonction.
Certaines structures et rapports sociaux méritent une attention particulière. C’est le cas des structures politiques (majorité/opposition) et des structures microéconomiques (employeurs/travailleurs/clients ou usagers) et macroéconomiques (institutions publiques/entreprises privées/association ou tiers-secteur). Le circuit économique*, d’abord simplifié puis progressivement complété, peut très tôt être compris et permettre de comprendre les conflits sociaux.
À travers ces découvertes de la vie sociale, c’est aussi l’attitude sociologique qui est entrainée : accepter et comprendre les déterminismes à l’œuvre — nous ne sommes que les purs produits des structures qui nous englobent, nous ne serons jamais libres —, et en même temps vouloir reconnaitre la capacité d’action des acteurs, la force émancipatrice de l’action sociale — ce sont les acteurs qui font les structures, nous serons toujours responsables de l’état de la société.

L’attitude dialogique

Si les rapports sociaux, indépendamment des relations humaines qui y sont vécues, sont toujours des rapports entre des positions sociales inégales, ou en tous cas différentes, expliquant des points de vue contradictoires et des intérêts nécessairement concurrents, alors nous sommes condamnés à coopérer (en famille, en association, en entreprise, au conseil communal, au arlement, au tribunal…), sans quoi il n’y a plus de société, tout autant qu’à entrer en conflits, sans quoi personne ne défendra ni notre point de vue, ni nos intérêts.
La vie est contradiction, il n’y a que dans la mort que les tensions* disparaissent. On ne peut comprendre la vie qu’en acceptant son inhérente conflictualité. Dès lors, l’attitude dialogique à développer est cette capacité à traquer les contradictions et à les exprimer en tensions. Et c’est en même temps l’attitude démocratique par excellence, reconnaitre à l’autre un point de vue contraire au mien, des intérêts concurrents des miens, le conflit inévitable qui nous oppose et en même temps avoir la volonté de reconnaitre à l’autre la légitimité de sa position et de chercher à dépasser avec lui ce conflit par le dialogue.
Dès la maternelle, on peut et on doit développer cette attitude dialogique, apprendre à chercher et reconnaitre les principes contradictoires qui animent toute situation de vie sociale, apprendre à désocculter ce qui nous oppose et à affirmer ce qui nous mobilise. On peut et on doit entrainer la compréhension de la dynamique de…
la démocratie : intérêt privé/bien commun, régulation par le marché/régulation publique, liberté/égalité ;
nos comportements : normes/intérêts/valeurs ;
nos identités : communauté/société, singularité/pluralité, identité/altérité ;
nos actions : coopération/contestation, consensus/conflit, entraide/compétition ;
nos aspirations : émancipation/intégration, droits individuels/loi commune, libertés/sécurité ;
la société : adaptation/transformation, stabilité/changement, reproduction/production…

L’attitude scientifique

Plus qu’ailleurs, en sciences sociales, la force des préconceptions, des représentations sociales est difficile à combattre. Un apprentissage important sera la déconstruction des évidences sociales. Cela passe par le travail de la langue : comment nomme-t-on les phénomènes sociaux, que signifie et qu’entraine le fait de les nommer ainsi, comment pourrait-on les nommer autrement, avec quelles significations et quelles implications ? Ce travail peut évidemment commencer dès la maternelle.
On n’argumente pas contre des évidences sociales, on ne peut pas opposer des affirmations à d’autres affirmations, on ne peut que pousser progressivement à douter, s’interroger, (re) mettre en questions. On peut et on doit saisir les occasions fréquentes en classe de désaccords, d’oppositions entre représentations contradictoires pour, ensemble, se mettre en recherches. Et se mettre en recherches en respectant la méthode de recherche* scientifique.
Face à un phénomène suscitant débat, il s’agit d’apprendre à le nommer et d’apprendre que nommer, c’est toujours trahir, d’apprendre à le décrire, le raconter, le rendre présent, en distinguant faits et opinions, description et interprétation, connaissances et convictions. Pour ensuite bombarder ce phénomène de questions et travailler le questionnement en distinguant les questions factuelles (quoi, quand, où), conventionnelles (que signifie), normatives (bien/mal) et compréhensives (pourquoi, comment) pour aboutir à une question de recherches nécessairement compréhensive.
Cette question de recherches permettra une première exploration (le doute reste, mais des connaissances existent déjà) qui doit conduire à la formulation de la problématique*, de la manière de poser le problème auquel on va essayer de répondre avec des hypothèses* et une manière d’expliquer le phénomène (modèle d’analyse). Questionnement, problématique et hypothèses supposent bien sûr attitudes ethnologique, sociologique et dialogique. Le travail des hypothèses est capital. Il est important de permettre, d’encourager et de prendre au sérieux les hypothèses des élèves tout en exigeant la recherche de moyens pour les (in) valider : observation directe, entretiens compréhensifs, questionnaires d’enquêtes et traitements qualitatif et quantitatif des données.
Nous sommes convaincus que ce qu’on appelle « les apprentissages de base » (lire, écrire, écouter, parler, raisonner, calculer) ne souffriront pas du temps consacré aux sciences sociales et qu’au contraire, ils en sortiront renforcés. Quant à l’éducation à la citoyenneté, nous sommes encore plus convaincus qu’elle ne se fera pas sans les sciences sociales.