Tout est relatif

Souvenirs douloureux parmi d’autres d’un jeune prof perdu face à lui-même.

Environ deux ans après être sorti de l’école normale, je donne cours de français en deuxième année, dans une école qualifiante. Aujourd’hui, j’ai presque tout oublié : les collègues, l’odeur de la salle des profs, les élèves, les chemins serpentant entre les locaux toutes les cinquante minutes. Mais cette leçon, comme on disait à l’époque, elle est toujours là, se rappelant à moi quand je crois être au point, persuadé de tenir une préparation si parfaite qu’il suffira de la dérouler pour qu’ils apprennent, confiant dans l’illusion du contrôle de l’avenir en classe.

« J’essaye d’éviter le plus possible ces temps égocentrés où le prof joue au singe savant. »

Et si ce souvenir vieux d’il y a plus de vingt ans est toujours un peu douloureux, c’est surtout parce qu’il a été le premier d’une série de cours — en cours — totalement ratés qui faisaient qu’à la fin de la journée, je ne savais que dire lorsqu’on me demandait, de retour chez moi, si j’avais passé une bonne journée de travail ou non. Devant mon front fatigué, les flashs d’une altercation avec un élève, d’un fou rire avec un collègue, d’un cours qui ne s’était pas mal déroulé concurrençaient un autre, un chaos fait de bruits et de fureur, se finissant par le déchirement d’une sonnerie. Sonnerie qui disait cruellement que même le temps, pourtant si long pour eux et pour moi, aura été hors de contrôle.

Bien sûr, tout cela n’a pas tellement changé depuis lors. Mais, aujourd’hui, ces ratés ne m’empêchent plus de dormir. Il y aura sans doute eu, à force d’alterner les bons moments et les moins bons, une prise de distance qui ne me fait plus penser exagérément à l’apocalypse lorsque tout ne se déroule pas comme prévu. Plus vieux, il faut dire que j’ai moins peur également de l’image professionnelle que je renvoie aux jeunes ou aux collègues, ne fût-ce parce que mon emploi n’est plus menacé par celle-ci comme lorsque j’étais temporaire, valsé d’un intérim à un autre (treize fois).

Après tout, je me dis que si mon travail de préparation a été fait, si j’ai agi le mieux possible en actes et en paroles, il y aura toujours des paramètres sur lesquels le prof n’a que peu de prise. Qu’on se le dise, les élèves vivent bien moins de temps d’apprentissage qu’on ne l’imagine dans une école, l’alignement des planètes étant rare. On fait tous beaucoup semblant. Semblant d’être attentif, semblant d’avoir compris, semblant d’avoir fait son devoir ou semblant de l’avoir déjà corrigé. Et, bien évidemment, la leçon parfaite n’existe pas. Mais de cela, je n’en étais pas encore tout à fait persuadé ce jour-là.

Limpide

Ce texte, à partir duquel cette quinzaine d’élèves devait apprendre à reconnaitre et à utiliser le pronom relatif était parfaitement adapté à eux. Ils avaient d’ailleurs bien compris le sens de l’histoire et l’avaient lu avec beaucoup d’intérêt. Évidemment! J’avais déjà donné ce cours et j’avais d’ailleurs reçu les félicitations de mon observateur de stage à l’école normale. De la grammaire fonctionnelle au service du récit où l’utilisation du pronom rendait l’histoire moins ambigüe et permettait ce jeu de passepasse où un sujet ou un complément sont remplacés par un pronom afin d’en éclairer la chute. Trop fortes les anaphores, trop bon le maestro et sa partition. C’était beau, c’était clair, la démonstration allait être éclatante et tel Hercule Poirot à la fin de son enquête, j’allais dérouler la théorie devant un public attentif, un peu inquiet, mais ébahi.

Leçon type

Du haut de mon estrade, j’avais donc recopié au tableau les phrases du texte qui allaient servir, en pensant à bien les espacer pour permettre une analyse plus claire. « Non, vous ne devez pas encore recopier, faites attention, c’est maintenant que ça se joue. » Frotteur dans la main gauche, craie dans la main droite, me voilà effaçant une première proposition pour laisser toute la place à la deuxième introduite par le pronom. Vous me suivez? Pour sûr, j’allais montrer comment on pouvait faire de deux phrases simples une seule phrase complexe. Comment un pronom remplace un nom et comme la langue française est belle et son peu modeste serviteur brillant. Sauf que… je n’efface pas la bonne partie de la phrase et je mets au moins cinq secondes pour m’en rendre compte, le nez sur le tableau, l’orgueil d’abord perché sur la chaire, puis retombant durement dans de plates excuses et une confusion totale. Les élèves me regardaient soit consternés soit plus du tout, l’un m’encourageant en disant qu’il ne comprenait rien, l’autre, perfide, que ce n’était pas grave, qu’on s’en foutait de toute façon. J’étais rouge, et je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Impossible de rattraper le coup, la phrase était trop longue à réécrire, et le tourbillon de ma perdition m’empêchait de rebondir malgré des notes reprises à la hâte dans ma farde.

Je pouvais donc rater un cours sans que ça ne soit la faute de l’élève. Je pouvais même rater un cours que je croyais être parfait. Alors, oui, c’est vrai que, depuis lors, préférant d’autres méthodes, j’essaye d’éviter le plus possible ces temps égocentrés où le prof joue au singe savant, moments de solitude qui peuvent parfois s’avérer très grands.