Pour beaucoup d’élèves, apprendre consiste à juxtaposer des travaux considérés comme des produits finis, plutôt qu’à considérer chaque travail comme une étape dans un processus. Nous sommes nombreux à lutter contre cette conception qui fait obstacle à l’apprentissage.
Lorsqu’il s’agit d’écriture, les productions de textes à l’école me paraissent souvent manquer d’authenticité et de réel engagement dans la mesure où le seul destinataire en est le professeur-évaluateur. Aussi, au lieu de juxtaposer dix à douze rédactions closes sur elles-mêmes (sujets différents, formes diverses), j’ai voulu mettre en place, au cours de français, un dispositif tel que tous ces textes s’intègrent dans un ensemble plus vaste qui lui donnera du sens : chaque rédaction serait un chapitre d’un roman commencé en septembre et terminé en juin. [1]Références de l’ouvrage qui m’a servi de guide : C. Eterstein et F. Benoit, Rédaction 6e, L’apprentissage de l’expression écrite, Hatier, 1983.
Écrire pour de vrai, c’est s’adresser, en dehors de toute relation seulement pédagogique, à n’importe quel lecteur, qui aura le choix de poursuivre ou non sa lecture, selon le plaisir ou l’intérêt qu’il y prendra.
J’évoque les traditionnelles rubriques fond / forme en termes de solidité du contenu (dense, riche, construit, nuancé) / clarté de l’écriture (elle est outil de communication). C’est l’équilibre des deux qui génère le plaisir de la lecture. Dès le départ, j’annonce cet enjeu aux élèves… et le corollaire obligé qu’il entraine : les textes seront lus par d’autres que moi. Le cadre est posé. Laissons décanter tandis que s’installe le rythme scolaire…
Pour ma part, je désire que les élèves s’arrachent à l’instant de chaque rédaction pour se construire dans la durée et dans la confrontation avec autrui. Je désire qu’ils intègrent la temporalité dans l’élaboration de leur apprentissage. Je ne le leur dis pas comme ça, bien sûr. J’attends. Ils le découvriront eux-mêmes… quand le moment sera venu pour eux.
Le cadre posé, ” écrire un roman “, nous préparons la 1re rédaction : choix du héros, de son nom, de ses caractéristiques physiques et morales, du cadre (temps et espace). Quinze jours plus tard, mise en chantier de la 2e rédaction et début de l’aventure. Consignes de travail, scénario, contraintes de fond et de forme. L’écriture de ce 2e chapitre impose la prise en compte du ” déjà là “. Ce n’est pas si évident pour des élèves de cet âge. Sur le plan pratique s’impose alors la conservation des brouillons (… qu’il faut donc avoir faits !) et la prise en compte des remarques du professeur.
Dans l’articulation des chapitres, certains élèves peinent : ils avaient trop bien ” refermé ” leur 1er texte ou ils l’avaient orienté vers une suite qui ne colle pas à ce que je demande. Nous cherchons comment retrouver ou renouer le fil du récit. 3e rédaction, même constat… La première de mes attentes se réalise alors (si vite, c’est rare !) : des élèves demandent l’idée générale de la suite du roman (traduction pédagogique : des élèves découvrent la nécessité d’anticiper la structure). De ma boite à outils, j’extrais deux documents qui resteront sur le mur de la classe jusqu’en juin : une table des matières (qui déroule classiquement le résumé des consignes de fond et de forme des 18 chapitres, dont j’annonce que nous ne les écrirons pas tous) ; un plan des itinéraires possibles du héros (qui affrontera plusieurs épreuves et fera diverses rencontres, dont certaines sont des passages obligés alors que d’autres peuvent s’éviter en prenant un raccourci). Au fil des semaines, sur ces documents, nous balisons la progression du roman. J’observe que certains élèves consultent ces références de temps à autre. Cette prise de repère est pour moi un signe de l’élaboration en cours. Premier gain : l’autoconstruction.
En décembre, la rédaction d’examen s’intègre dans le scénario en construction. Chacun dispose de deux référents pour l’aider : d’une part, la fiche signalétique du héros et le résumé des péripéties principales ; d’autre part, quelques principes d’écriture observés au cours d’analyse de textes et dans les trois romans dont la lecture a été imposée pendant le semestre. J’insiste sur la nécessité de cohérence.
Pendant les vacances de Noël, je consacre quelques heures à recopier les cinq premiers chapitres de chaque élève, dans une mise en page identique imitant celle d’un roman. Cette uniformisation de la présentation fait sauter aux yeux ce que les manuscrits scolaires laissaient caché : certains chapitres beaucoup trop courts ou trop pauvres, d’autres trop compacts, sans respiration, d’autres déséquilibrés (trop de dialogues par exemple). La relation forme / fond se voit immédiatement, avant lecture. La structure pose un cadre qui permet au contenu de s’installer.
La mise en place du dispositif imaginé dès septembre peut à présent se peaufiner : les textes seront lus par d’autres que moi. Nous jouons aux Comités de lecture de maisons d’édition : des groupes, internes à la classe, de cinq à sept élèves, lisent les débuts de romans écrits par des élèves d’autres groupes. Des porte-paroles successifs, soit félicitent le ” jeune auteur ” pour ce début de roman dont ils soulignent les qualités et les améliorations possibles, soit refusent momentanément de publier des textes où ils relèvent trop de faiblesses, à moins que l’auteur ne suive les conseils précis qui lui sont donnés. Une adulte extérieure à l’établissement (et qui n’est pas professeur de français) accepte de tenir le même rôle.
Les lectures croisées se vivent intensément : les élèves découvrent, avec étonnement et plaisir, vingt romans très différents… à partir de consignes de travail communes (peut-être leur étonnement signifie-t-il qu’ils pressentent que les contraintes libèrent plutôt qu’elles ne ligotent ?). Puis, en février, chacun lit avec curiosité plusieurs comptes-rendus critiques de son travail, dont il peut comprendre quelques valeurs intrinsèques, tout en observant le côté relatif des appréciations subjectives. Cette mise à l’épreuve de ce qu’ils ont construit jusque-là mène quelques-uns à enfin quitter leur unique statut d’élève-en-classe-qui-écrit-pour-le-professeur et à acquérir, en plus, le statut d’auteur. Ce changement de plan sera salutaire à plus d’un, dont l’écriture s’améliore sensiblement. Deuxième gain : l’autosocioconstruction.
Une fois la logique interne du travail assimilée par la majeure partie de la classe, les élèves peuvent choisir certains chapitres (préparés en sous-groupes de travail) et poursuivre enfin jusqu’au dénouement du roman, la ” situation finale ” du schéma narratif. Le héros y effectue un retour réflexif sur tout ce qu’il a vécu : les obstacles vaincus l’ont transformé.
Il était important pour moi d’offrir à la classe un dispositif de construction de la cohérence prenant son sens dans la durée de toute une année scolaire, ainsi que dans la confrontation avec ” un autrui autre que le seul professeur “. Oui, j’ai réellement vu les élèves progresser et vaincre quelques-unes de leurs difficultés d’écriture. Oui, j’ai senti leur scénario prendre corps et vie, tout en respectant la personnalité profonde de chacun : il y a ceux qui sont très attachés au rationnel, ceux que le merveilleux séduit, ceux qui préfèrent l’action… Chacun a pu y trouver son compte, tout en y prenant aussi, parfois, du plaisir.
Restait donc à finaliser : les chapitres 6 à 12 ont été tapés pendant les vacances d’été et, en septembre, les élèves ont parachevé leur travail. Le professeur de technologie a repris le flambeau et les a guidés dans la réalisation de la couverture du livre : illustration, mise en place du titre, quatrième de couverture, brochage. En bout de course, chaque élève emporte chez lui un produit fini concret, complexe, construit. Et beau.