En tout temps, l’enfant (voire l’homme et l’animal) laisse des empreintes, des traces de son passage, fortuites ou volontaires.
Traces pour pister son chemin.
Traces pour marquer son territoire.
Traces comme mémoire, témoignage d’une découverte, d’un jeu, d’une expérience
Traces en tant que carte d’identité : j’existe !
Je travaille en maternelle et plus particulièrement avec des enfants de trois ans, les traces constituent un axe de travail essentiel. Au fil des jours, les enfants s’investissent corps et âme dans les activités, se barbouillent, utilisent toute chose comme prolongement de leur corps. C’est donc naturellement que des traces sont laissées au sol, sur feuille, individuellement ou en groupe : des taches, des griffes ou trous, des traits ou trainées, voire des lettres.
Ces actes posés sont d’abord imprégnés de beaucoup de plaisir ; rien qu’à ce titre, ils sont fondamentaux pour la construction de l’enfant. Ils peuvent être figuratifs (c’est tellement valorisant pour tous… mais avant tout pour l’adulte, non ?) mais le plus important c’est l’expérience vécue. Certaines productions ne doivent pas être gardées, c’est l’instant présent qui est riche et chacun en gardera un souvenir plurisensoriel en son cœur, en son corps.
Dans ma classe, je me sens un peu comme un metteur en scène qui tente de développer une palette variée de compétences pour mettre en avant les petits acteurs avec ce qu’ils sont.
Les enfants se rencontrent, se confrontent à la matière, à l’espace avec ses limites.
Ces traces sont comme autant de strates qui s’additionnent au fil de l’année.
Par exemple, l’album de vie où sont collectées au jour le jour les activités, anecdotes, expériences vécues par le groupe. Ce journal quotidien sert de fil pour se rappeler, vérifier, car ces photos, empreintes, dessins peuvent être consultés à tout moment. Ce support sert aussi de lien entre la vie de classe, les enfants et les parents pour relater notre parcours.
Cet album tisse une toile de mémoire(s) pour nous tous.
Des travaux plus dirigés restent comme autant de vestiges de nos découvertes. Apprendre à utiliser un outil comme le crayon, la plume ou le pinceau, s’exercer à former des traits en spirale ou qui se croisent, tirer parti de l’espace et de la matière… autant de démarches qui conduisent l’enfant vers une maitrise graphique globale. Mais ce cheminement est long et lent ; il s’acquiert à force de tâtonnements en grand puis petit format, sur un support vertical ou horizontal, mais grâce à des répétitions sous différents angles.
En tant qu’enseignant, je réalise une approche de ce qui nous entoure : observer les formes, les couleurs, des détails comme une bosse sur un fruit et tenter de restituer ces perceptions par le dessin aux crayons de couleur (c’est déjà possible en maternelle). Cette réalisation individuelle peut être confrontée avec l’objet réel : les teintes sont-elles proches, l’organisation réaliste ?
Ce type de travail permet de jeter un regard critique et riche mais il s’agit non pas de sanctionner une œuvre d’art mais bien d’affiner (sortir l’enfant de sa vision syncrétique et égocentrique) une analyse, percevoir la dynamique de cet objet, son organisation globale. Le fait de dessiner opère tel un arrêt sur image, moment privilégié où les choses sont détaillées, analysées (et le vocabulaire précisé).
Avec les plus jeunes, je suis amenée à varier les techniques pour éviter la lassitude, mais aussi pour mettre en valeur le sujet à représenter : un épi de maïs sera peint par impression aux doigts par exemple. Ces techniques doivent être ajustées à leurs compétences de fine motricité. Le travail ne doit pas être évalué « à chaud », souvent je constate ma déception par rapport à mon objectif cognitif juste après l’activité alors que le soir, les émotions -voire l’agitation- passées, je perçois la qualité d’exécution des travaux. L’aspect esthétique peut aussi intervenir au fil de cette lecture (je suis souvent touchée par la densité, la précision et l’explosion qui transparaissent même dans ces productions dirigées et combien chaque travail est singulier, personnel).
Ce décodage des productions est subjectif et parfois le résultat est aussi le fruit du hasard mais dans ce hasard de lignes, je peux déceler un mouvement, une organisation qui rappelle l’objet observé.
À d’autres moments, nous jouons avec les directions de l’espace, les proportions, les pleins, les silences graphiques ou les axes ainsi se structurent l’espace et le temps.
Elles sont réalisées au fur et à mesure de nos découvertes et peuvent être multiformes. Elles témoignent d’instants de plaisir ou de réflexion ; chez les petits, elles sont souvent inopinées et nous, adultes, pouvons décider de les prolonger.
À la suite à une visite à la ferme, un enfant laisse une piste boueuse et la racine terreuse de l’épi de maïs dégouline ! Suite à ce double incident, nous utilisons la tige de maïs tel un pinceau géant puis frottons nos mains dans la boue, « Ça fait de la peinture… on voit ma main ! », les enfants sont excités et cherchent des façons inédites de tracer.
Prochaine étape, rouler de la terre glaise, la frotter, faire des coulées terre/eau, écraser, y imprimer ses doigts, ongles ou mains -et tout « outil » tombant sous la main- ensuite utiliser cette terre pour écrire sur un support-papier. Certains enfants sont déstabilisés quand l’adulte lui propose -en plus, est partenaire dans cette entreprise- de casser, déchirer sans projet… dépasser cette déroute. Ils se lancent dans le jeu débridé (une éventuelle analyse suivra éventuellement dans un deuxième temps). Riche découverte de la matière, mais aussi de moi avec mon enveloppe-peau, avec l’autre via ces empreintes que je laisse !
Dans le même axe, un enfant apporte des framboises et tous se régalent jusqu’à s’en maquiller involontairement. « Ça fait des taches, le jus ! » Un autre enfant trempe son doigt dans le jus et dessine distraitement. L’après-midi, nous roulons justement des voitures (semaine de la mobilité oblige) dans la peinture alors pourquoi ne pas utiliser justement ce jus coloré…
Suite à ces expressions spontanées, nous pourrions jeter un regard en amont sur les peintures rupestres, les hiéroglyphes égyptiens : rechercher des teintures naturelles, des outils pour peindre ou graver à la manière de…
Le résultat n’est pas primordial, l’expérience avec ses curiosités, ses difficultés et ses désordres débordants et bruyants parfois est le centre de ce type de travail. Certaines réalisations sont conservées, poursuivies, enrichies tandis que d’autres ne vivront que dans l’instant.
Dans ce bain de traits et de signes, chacun stimule l’autre, imite, transpose et enrichit sa palette d’expériences.
« Je m’inscris dans le monde, je participe à celui-ci, je découvre les codes et les reçois, voire les réinvente » ainsi pourrait se résumer le sens de ces traces vécues, collectées. Les stigmates sont là en germe et pourront résonner dans le futur de l’enfant ; il pourra ordonner tous ces « vestiges ».
Ce volet est fondamental en maternelle et jette des bases sérieuses pour une intégration de différents facteurs qui contribueront à transformer l’enfant en un écolier sensible, capable d’utiliser une palette variée d’outils et jetant un regard ouvert, curieux sur le monde et l’art. Il est aussi important de laisser une place à la surprise, l’inattendu, l’incident dans notre dynamique de classe et cela prendra sens suite à toutes ces démarches qui ont été ressenties.