Travailler autrement en milieu ouvert

Portée par un service ouvert verviétois de l’Aide
à la jeunesse, l’« Année citoyenne » élabore
depuis plusieurs années, en marge de l’école, une
expérience d’engagement collectif. Huit jeunes qui
ont entre 15 et 25 ans sont rassemblés à raison
de quatre jours par semaine, de 9 à 17 h[1]Le projet est toujours qualifié d’expérience pilote. Dans l’Aide à la jeunesse, on travaille ordinairement avec des personnes de 0 à 18 ans ainsi qu’avec leur entourage, voire jusqu’à … Continue reading

Quand ils arrivent chez nous, ils posent leur
candidature : une lettre de motivation, un
entretien et c’est parti[2]www.anneecitoyenneverviers.
be.
C’est là que les
choses se compliquent : comment faire
tenir ensemble ces âges disparates, leurs
difficultés multiples et apprendre une expression commune
du quotidien ?

Je suis tombé par hasard sur l’annonce d’un stage de
pédagogie institutionnelle. Travailler et penser à partir
du groupe. J’y vais.

UN GROUPE ET UN CONSEIL

Je n’ai pas moi-même de formation dans le social.

Autant rassembler une poignée de jeunes et s’engager
pour la société fait souffler dans mes veines un parfum
d’utopie, autant, le passage à la pratique de gestion de
groupe me questionne. Nous sommes deux pour encadrer
ce groupe, mais dans les rares moments où ma collègue
plus expérimentée n’est pas là, je panique intérieurement
et imagine des sauvages dégoupillant des
grenades devant moi. Nous sommes en 2010 et c’est la
première édition, celle où tout est à inventer. Je mets
en place l’outil du conseil, le plus difficile, mais central.

J’avais pu entrevoir durant mon stage son intérêt, des
effets possibles.

Nous disposons ainsi, au milieu des chantiers, rencontres
et sensibilisations, d’un repère hebdomadaire
d’une heure, un lieu de parole où ce qui se parle ne se
veut ni le simple babillage quotidien ni la voix autoritaire
et sans répartie de l’adulte. Sans le mesurer à
l’époque, ma collègue et moi renégocions notre place
instituée et instituante. Lors du premier résidentiel[3]L’Année Citoyenne est rythmée par trois chantiers résidentiels d’une semaine. Ce sont des moments-clés pour créer des liens, repérer des faiblesses et des forces, améliorer les … Continue reading,
deux volontaires convoquent un conseil et prennent
la parole pour demander devant tous que l’horaire du
retour soit respecté alors que nous, les responsables,
annoncions unilatéralement un changement de programme.

Dans mon souvenir, voilà le geste inaugural.
Sans doute, la demande serait passée autrement, mais
le guichet « conseil » installe une tuyauterie qui servira
plus tard, lors de tournants plus âpres à négocier.

LA LOI ZÉRO

Nous avions un travers cette année-là : le malaise à
trancher quand nécessaire. Nous voulions trop respecter
le groupe, avancer à son rythme, quitte à perdre en
chemin des moyens d’affirmer le fond de notre affaire.

Ainsi, après réflexion, est née l’année suivante la loi
zéro : mise en place en amont du projet, elle devance
les autres lois qui s’élaboreront avec le groupe. Cette
loi zéro correspond à nos besoins a priori d’encadrants
pour tenir l’embarcation, bien qu’elle concerne tout le
monde. Elle tient en trois phrases, et tout d’abord « Ici,
c’est un projet citoyen où on s’engage. »

Aujourd’hui encore, nous cherchons ensemble à
entendre ce mot d’engagement, impossible à laisser de
côté en pareille aventure.

Les modalités propres à la PI démultiplient les chemins
possibles dans la vie collective. Elles nous mettent
au travail[4]Ce travail se
prolonge pour moi
au sein de l’Épigerme,
groupe de
praticien PI.
. Elles permettent de sentir la température
d’un groupe : quand nous le sollicitons trop pour élaborer
notre fonctionnement, certains volontaires (ô combien
fragiles) demandent à ce que nous (re) prenions
les choses en main… Nous sommes sur une frontière
mobile où l’instituant du groupe et l’institué de l’adulte
coexistent, se redéployent.

DES FAÇONS D’ÊTRE LÀ

Nous avons installé des responsabilités pour chacun,
encourageant les volontaires à ne pas se cantonner
aux tâches de chantier. Différentes façons d’être là
sont possibles : l’engagement s’exprime par une qualité
de présence. Le responsable des repas de midi organise
le matin le frigo-box et fait les courses en fin de
semaine. Le répondant prend les appels extérieurs en
journée. Le responsable des partenaires prend contact
pour finaliser les collaborations, celui du CAP (nom de
notre AMO[5]Service d’aide en
milieu ouvert.
) se rend en réunion d’équipe le jeudi matin,
auprès de nos collègues, pour faire le point sur la
situation, jouer le rôle d’interface…

Ces responsabilités demandent à leur tour de négocier
: que veut dire être responsable des relations extérieures
? Cette charge n’est-elle pas trop lourde, nécessitant
d’être scindée ? Dans ces instants, un groupe se
pense, sans moralisme, au coup par coup. C’est exigeant
pour tout le monde, mais quand le slogan de l’Année
Citoyenne est de rencontrer la société, nous l’entendons
aussi au sens de faire société, jusque et surtout dans ses
aspects les plus quotidiens.

DONNER DES COULEURS AU QUOTIDIEN

Nous avons installé plus tard encore des couleurs
de reconnaissance[6]Par référence
aux ceintures
imaginées par
F. Oury, sur le
modèle du judo,
pour souligner
les compétences
liées aux couleurs,
compétences qui
donnent des droits
et des devoirs.
dans quatre domaines. C’est bien
entendu le cas pour les chantiers : le jaune minimal de
« Travailler sur chantier » est relayé par l’orange : « Faire
toute la tâche avec soin ». Ensuite, le vert de « Etre indépendant
» annonce le bleu de « Encourager les autres »

Des couleurs sont proposées également pour les autres
activités, la vie de groupe et les institutions.

Au sein de ces dernières, on ne devient pas d’un
coup de baguette magique président de conseil, couleur
bleue. Il faut d’abord assister au conseil et posséder une
responsabilité ( jaune), être secrétaire ou gardien du
temps (orange) et finalement devenir observateur lors
de ce même conseil, tout en étant efficace dans sa tâche
(vert).

« La PI, une
suite de
questions
posées à
qui veut les
entendre. [7]»

Ces sauts pourraient apparaitre invisibles autrement
et le sens des couleurs est de rendre visible, d’inscrire
chacun face aux autres, de marquer le quotidien pour
faire repère. Cela ne fonctionne pas sans heurt ; certains
se disent peu intéressés par la proposition de ces couleurs.

Mais avoir cette exigence et permettre une place
à chacun, c’est ma ligne invisible, mon objectif.

UNE PÉDAGOGIE DE(S) DIMENSION(S)

Il est certain que d’avoir la responsabilité d’un
groupe au quotidien pendant quelques mois est fort
différent du travail social habituel. Mes collègues ne
peuvent pas reprendre cette approche telle quelle. Mais
les murs sont poreux et le dialogue est là.

La pédagogie institutionnelle m’apparait comme une
suite de questions posées à qui veut les entendre. Ainsi,
cette année, une cinéaste a observé l’entièreté du programme.
Elle avançait :
« Aujourd’hui, vous avez
de l’expérience pour prévoir
les évènements. » Je
lui ai répondu : « Quand
je suis lundi, je sais que
jeudi est fort loin. Chaque
fois que je prévois, c’est
humain, mais c’est tout
aussi humainement que cela se passe autrement, ailleurs.
Par contre, aujourd’hui, quand je suis seul avec les volontaires,
j’ai moins peur. J’ai plus de prises sur le groupe et
le groupe a plus de prises sur moi. »
Je me rappelle Fernand Oury, de mémoire : « Quand
tu ne comprends plus ce qui se passe devant toi, pose-toi
deux questions : qu’est-ce qui parle ? Et où est le pouvoir
? » Cela m’a beaucoup aidé d’y réfléchir et surtout,
l’essentiel, cela a contribué à sortir du face à face mortel
entre l’adulte et le jeune. « Qu’est-ce qui parle » n’est pas
« qui parle » : il n’y a pas que lui et moi. Ce qui se joue
n’est pas un apprentissage neutre, mais bien une affaire
de pouvoir sur soi et sur le monde qui nous entoure.
Tant d’autres dimensions conscientes et inconscientes
peuplent une relation.
La pédagogie institutionnelle ? Un patient travail
d’affinement qui jamais n’abolit le hasard.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le projet est
toujours qualifié
d’expérience
pilote. Dans l’Aide
à la jeunesse, on
travaille ordinairement
avec des personnes
de 0 à 18
ans ainsi qu’avec
leur entourage,
voire jusqu’à 20
ans sous
2 www.anneecitoyenneverviers.
be.
3 L’Année
Citoyenne est
rythmée par
trois chantiers
résidentiels d’une
semaine. Ce sont
des moments-clés
pour créer des
liens, repérer des
faiblesses et des
forces, améliorer
les compétences
de vie, prendre le
temps de discuter
avec chacun… tout
en travaillant 5 à 6
heures par jour.
4 Ce travail se
prolonge pour moi
au sein de l’Épigerme,
groupe de
praticien PI.
5 Service d’aide en
milieu ouvert.
6 Par référence
aux ceintures
imaginées par
F. Oury, sur le
modèle du judo,
pour souligner
les compétences
liées aux couleurs,
compétences qui
donnent des droits
et des devoirs.
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