Triangle à trois voix

C’est vrai, il n’y a que deux classes primaires dans notre petite école. Mais comme ailleurs, en récréation, ça cogne dur parfois…

Je viens récupérer mes élèves à 13h15 et la surveillante m’en désigne deux, alignés le long du mur : « Avec ceux-là, je ne sais plus quoi faire, ils étaient à s’insulter et se frapper comme des bêtes… »

Pendant que les enfants montent déjà en classe, la surveillante m’explique qu’elle était déjà intervenue plusieurs fois, mais que vraiment, « ils se cherchent ces deux-là aujourd’hui ». Je conviens avec elle que si une situation ingérable à ce point survenait encore, elle n’hésite pas à m’envoyer les belligérants en classe, ou du moins à envoyer un élève me prévenir.

Ce sera chose faite quelques jours plus tard. La surveillante me rejoint en classe avec trois élèves : Serge, Gilles (des anciens, qui étaient déjà dans la classe l’an passé) et Mounir, qui est nouveau dans l’école. « Voilà, comme tu m’as dit que je pouvais les conduire chez toi, je le fais parce que c’est de nouveau les coups et les insultes. Et impossible de les faire s’expliquer, ils ne s’écoutent même pas, ils n’arrêtent pas de se couper la parole, pas moyen de savoir ce qui s’est passé ! » C’est vrai que souvent, tenter de comprendre ou de chercher qui a tort ou raison, qui était le premier à avoir frappé ne mène à rien. Il y a tant de gestes, de mots, et du non-verbal parfois subtil qui sont présents dans les relations qu’il s’avère très complexe de démêler tout cela. Et puis, pour savoir quoi ? Au fond, peu importe qui a commencé. Il y a avant tout une somme de subjectivités qui se heurtent et qui ont chacune fondamentalement une valeur égale. Ce midi, je sens qu’ils ont besoin de pouvoir dire. Dire devant un adulte qui écoute, et qui, surtout, ne moralise pas. Qui fasse avec eux le pari qu’ils ont en eux les ressources qui leur permettent de sortir de ce conflit en ayant été entendus, et avec le minimum de sécurité : arrêt des insultes et des coups.
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Histoires sans paroles

Je les fais s’installer chacun à une table avec de quoi écrire. Je leur explique que comme la parole semble difficile pour le moment, on ne parlera pas, mais qu’on écrira. Et je leur demande d’écrire ce qui s’est passé, le plus précisément et complètement possible. Après quelques minutes, les enfants m’apportent les feuilles et je les lis à haute voix, de la façon la plus neutre possible, en nommant chaque fois l’auteur :
– Gilles : « Sans faire exprès j’ai mis mon bras dans la figure de Bachir alors Mounir a réagi sur moi parce que c’est son meilleur copain alors je vais mal. »
– Serge : « “Y a Mounir qui tape tout le monde dans la cour alors je lui ai dit d’arrêter. Après, il m’a donné un coup de pied et après un coup de poing dans le ventre de Gilles. Alors, je lui ai dit d’aller dans une école de fous. »

Mounir n’a rien écrit.

Silence. Ils écoutent et, comme annoncé, je ne fais aucun commentaire. Les enfants ne cherchent pas à réagir. Puis, je donne à chacun la feuille d’un autre, et je leur propose d’y écrire une demande adressée à un des autres enfants. Je reprends ensuite à nouveau les trois feuilles, et les lis à haute voix, sans commentaire :
– Serge : « Je demande à Gilles qu’il ne soit plus jaloux sur les chaussures de Mounir et qu’il tape plus Bachir. »

Gilles n’a rien écrit cette fois, mais Mounir bien : « Je voudrais m’excuser auprès de Serge. Je sais pas ce qui m’a pris de taper. Je suis vraiment désolé, je voudrais être ami avec toi. Mais des fois, je me prive d’ami quand je tape. Désolé. »

Silence. Je donne une dernière fois les feuilles, chaque feuille à celui des trois qui ne l’a pas encore eue. Je leur propose d’écrire ce qu’ils voudraient faire maintenant, suite à ce qui s’est passé et suite à ce qu’ils ont écrit.

Mounir demande de « faire la paix une bonne fois pour toutes », et Serge « qu’on soit amis jusqu’à la fin de l’année ».

Gilles est plus nuancé : « Faire la paix, mais pas copain. Jouer ensemble, mais pas dans la même équipe. » Mounir ne dit pas un mot, mais il fait oui de la tête. Je leur demande s’ils se sentent prêts et en sécurité pour redescendre dans la cour. Trois fois oui, sans hésiter.

Je suis impressionné. Ce dispositif leur a permis de dire ce qu’ils voulaient, mais par une tierce bouche, peut-être plus facile à écouter, tout en n’ayant pas dans les pattes un adulte en position d’arbitre ou de gardien d’une morale. Et si c’était d’abord de cela dont ils avaient besoin ?

Un triangle dans lequel chacun peut prendre sa place, pas toute la place, une place qui ne sera pas confisquée, en ayant la garantie d’éviter le choc frontal.