Depuis les années 2000, des chercheurs et différents acteurs du monde de l’éducation plaident pour la création d’un tronc commun. Alors que cette question est au cœur des travaux du Pacte, une mesure du décret « fourretout »[1]Décret du 4 février 2016 portant différentes propositions en matière d’enseignement. passée relativement inaperçue entame sérieusement ce qui, dans l’organisation actuelle du 1er degré, constituait le ciment d’un tronc relativement commun.
Le tronc commun se définit aisément par la négative — absence de filières et report du moment de l’orientation à 15 ou 16 ans. On évoque aussi parfois son caractère polytechnique, le tronc commun à venir ne pouvant se résumer à une prolongation de l’enseignement général sans ouverture sur d’autres contenus. Mais avoir un tronc commun signifie-t-il que tous les élèves suivent le même programme ou les mêmes parcours (égalité de traitement) ou que les élèves doivent acquérir les mêmes savoirs et compétences dans certaines matières au terme de celui-ci (égalité des acquis) quitte à suivre des trajectoires différenciées pour y parvenir ?
Parmi les nombreux systèmes éducatifs qui organisent un tronc commun, Nathalie Mons[2]2 N. Mons, « Les nouvelles politiques éducatives », PUF, 2007.
distingue trois modèles de l’intégration (tronc commun) qui s’opposent sur plusieurs points.
Les modèles de l’intégration individualisée (pays scandinaves et certains pays asiatiques) et de l’intégration à la carte (pays anglo-saxons essentiellement) autorisent ou valorisent une différenciation. Celle-ci se situe soit au niveau des groupes soit au niveau des individus, pour autant que les groupes ne constituent pas des classes de niveau permanentes, rigides et hiérarchisées. Ces modèles sont sous-tendus par un idéal d’égalité des acquis auquel s’ajoute, dans le modèle à la carte, une visée d’excellence pour les meilleurs élèves, qui bénéficient de cours avancés dans certaines matières. Ces deux modèles permettent donc une forme de différenciation à l’intérieur du tronc commun.
En revanche, le modèle d’intégration uniforme (France et pays du sud de l’Europe) applique un principe strict d’égalité de traitement et fait peu appel à l’individualisation et aux groupes de niveau temporaire dont l’efficacité est mise en évidence par les recherches en éducation (Crahay[3]
3 M. Crahay, « L’école peut-elle être juste et efficace ? », De Boeck, 2012. ). Dès lors, les pays qui s’inscrivent dans ce modèle continuent de recourir à la manière classique de gérer les inévitables différences d’aptitude et de rythme des élèves : le redoublement, dont le manque d’efficacité et le caractère inéquitable sont bien connus.
Quand on examine le lien entre ces trois modèles d’organisation, les performances et l’ampleur des inégalités sociales, on constate :
que le modèle de l’intégration individualisée est le plus égalisateur, mais que le modèle à la carte conduit à des performances légèrement supérieures, dues à la présence d’une « élite » très performante ;
que le modèle sans tronc commun est moins efficace que les deux modèles précédemment cités, mais que le modèle de l’intégration uniforme est pire à cet égard. C’est avec ce modèle que les performances sont les plus faibles et le taux de sorties sans diplôme ou qualification le plus élevé. L’avantage tout relatif du tronc commun avec modèle uniforme est qu’il produit à priori moins d’inégalités sociales que le modèle de la séparation. Mais qui, en effet, veut d’une égalité accrue dont le prix serait un niveau d’acquis peu satisfaisant ?
Un tronc commun garant de plus d’efficacité et d’équité dépend de deux facteurs-clés : le degré de différenciation autorisé et le niveau d’acquis socle visé pour tous les élèves. Comme le disait très justement Louis Legrand[4]
4 L. Legrand, « Les différenciations de la pédagogie »,PUF, 1995., « différencier l’enseignement peut avoir deux sens complémentaires. Il s’agit, dans tous les cas, de prendre en compte la réalité individuelle de l’élève. Mais cette prise en compte peut se faire en considération de deux objectifs différents : ou bien il s’agit d’adapter l’enseignement à la destination sociale et professionnelle des élèves ; ou bien, un objectif commun étant défini et affiché, il convient de prendre en compte la diversité individuelle pour y conduire. » Le premier objectif correspond au modèle de la séparation (filières précoces), le second aux modèles de l’intégration individualisée et à la carte. Quant au modèle de l’intégration uniforme, il est indifférent aux différences, et sanctionne les différences d’acquis par le redoublement, la pire des solutions tant en termes d’efficacité que d’équité.
Jusqu’en 2006, la FWB relevait sans discussion possible du modèle de la séparation, et en relève encore largement. Le tronc commun était court, voire inexistant. En 2006, se mettent en place, d’une part, la réforme du 1er degré, d’autre part, le dispositif d’évaluations externes certificatives (le CEB devient obligatoire à partir de 2008). Ces deux décrets, dont les effets se conjuguent, envoient un message clair au monde enseignant et aux élèves : il est désormais attendu que les élèves fréquentant le 1er degré différencié présentent l’épreuve du CEB et l’obtiennent avant de le quitter[5]Il existe toutefois une 3e année Spécifique de Différenciation et d’Orientation pour les élèves qui auraient fréquenté le 1er degré pendant trois ans sans obtenir le niveau attendu. Cette … Continue reading. Ce 1er degré différencié, en dépit de son nom, est davantage commun que ne l’était la mouture antérieure. Il fixe clairement un objectif commun à atteindre par tous, opérationnalisé dans une épreuve précise dont les caractéristiques sont connues. Que le parcours dans le 1er degré soit différencié et renforcé pour y parvenir — singulièrement en mathématiques et en français — ne change rien à cet horizon commun. L’idée est de ne plus orienter par défaut dans l’enseignement de qualification des élèves qui ne maitrisent pas les compétences de base en français et en mathématiques. Il en résulte une augmentation très nette du pourcentage d’élèves retenus dans le 1er degré (le taux d’élèves de 15 ans fréquentant le 1er degré passe ainsi de 4 % en 2003 à 12 % en 2012 dans l’échantillon PISA), une diminution d’élèves inscrits en 3e dans l’enseignement de qualification et une augmentation des élèves inscrits en 3e dans l’enseignement de transition.
Les données de l’enquête PISA qui mesure tous les trois ans les performances des élèves de 15 ans sont une occasion unique de scruter les évolutions des acquis des élèves et dans certains cas précis, elles permettent d’évaluer l’impact de certaines réformes, en particulier les réformes structurelles. Pendant les trois premiers cycles de PISA, les résultats des élèves de la FWB et les inégalités sociales sont restés relativement constants. Une seule évolution notable s’est produite : entre 2006 et 2009, le niveau en lecture des élèves se redresse ; tendance qui se confirme en 2012. Ce sont surtout les élèves les plus faibles qui progressent : les garçons, ainsi que les élèves d’origine immigrée. La proportion d’élèves dont les compétences en lecture sont vraiment rudimentaires se réduit sensiblement, passant de 28 % en 2000 à 19 % en 2012.
Selon moi et mon équipe6, dès lors que cette évolution favorable concerne surtout les élèves les plus faibles, les pistes explicatives doivent d’abord être recherchées du côté des politiques qui ont été développées pour rehausser le niveau des plus faibles : en l’occurrence la réforme du 1er degré. Il ne faut pas négliger par ailleurs l’ajout, en 2006, d’une heure de français et d’une heure de mathématiques à l’horaire dans le 1er degré en, qui explique surtout pourquoi tous les élèves (surtout les faibles, mais aussi les moyens et les forts) progressent dans PISA entre 2006 et 2009.
Le décret sur le 1er degré semble, à l’aune des résultats PISA, se révéler efficace dans son ambition de relever le niveau des élèves les plus faibles.
Le 1er degré, dans la forme qu’il a connue entre 2006-2007 et 2015-2016, représente bien dans son esprit un tronc relativement commun, nettement plus commun que l’organisation antérieure. Avant 2006, les élèves qui n’avaient pas obtenu leur CEB en [6]6 D. Lafontaine, « À petits pas dans la bonne direction », TRACeS 215, 2014.e primaire étaient orientés vers une 1re accueil, très souvent suivie d’une 2e professionnelle. Une fois entrés dans ce parcours parallèle, les élèves n’étaient pas tenus d’obtenir leur CEB. Mutatis mutandis, c’est à cet état des choses que propose de revenir la nouvelle mouture proposée dans le décret de février 2016. L’élève qui n’obtient pas le CEB ne sera plus ralenti dans son parcours. La réussite d’une année (2e complémentaire, 2e différenciée ou 3e professionnelle) conduira à l’octroi automatique du CEB ; autrement dit le CEB n’y sera plus attribué sur la base de la réussite d’une épreuve externe commune, mais sur avis du conseil de classe. Ce qui change singulièrement la donne.
Selon le site de la ministre de l’Enseignement, ces mesures sont prises avec le souci (louable au demeurant) de « lutter contre le redoublement excessif ». De manière quasi mécanique, on peut en effet s’attendre à une diminution des statistiques du retard scolaire. Sur le chemin qui menait vers plus d’égalité des acquis et prenait à bras-le-corps la proportion alarmante d’élèves ne possédant pas les acquis de base de fin de l’enseignement fondamental sanctionnés par l’échec au CEB, il s’agit toutefois d’une marche arrière assez incompréhensible alors que la question de l’allongement du tronc commun est encore en débat dans les travaux du Pacte. Dans la formule voulue par le nouveau décret, la visée d’égalité des acquis (que tous les élèves obtiennent le CEB) et d’égalité de traitement (réussir une épreuve externe commune, plutôt que les épreuves internes aux écoles dont on sait le degré d’exigence éminemment variable) sont évacuées du même coup. L’horizon commun du 1er degré disparait : tous les efforts ne doivent plus tendre vers l’obtention du CEB ; il est à parier que les années différenciées risquent de redevenir ce qu’elles étaient avant 2006 — ce que le terrain a déjà très bien compris : un sas d’attente avant l’orientation vers l’enseignement professionnel. Exit le caractère commun du 1er degré, retour au modèle de la séparation pur et dur. Cette mesure pourrait toutefois n’être qu’éphémère (ce qui la rend d’autant plus incompréhensible) . Selon le rapport du groupe central, l’instauration d’un véritable tronc commun serait l’un des chantiers prioritaires du Pacte pour un enseignement d’excellence.
Notes de bas de page
↑1 | Décret du 4 février 2016 portant différentes propositions en matière d’enseignement. |
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↑2 | 2 N. Mons, « Les nouvelles politiques éducatives », PUF, 2007. |
↑3 | 3 M. Crahay, « L’école peut-elle être juste et efficace ? », De Boeck, 2012. |
↑4 | 4 L. Legrand, « Les différenciations de la pédagogie »,PUF, 1995. |
↑5 | Il existe toutefois une 3e année Spécifique de Différenciation et d’Orientation pour les élèves qui auraient fréquenté le 1er degré pendant trois ans sans obtenir le niveau attendu. Cette 3e S-DO est très rarement organisée dans les écoles. |
↑6 | 6 D. Lafontaine, « À petits pas dans la bonne direction », TRACeS 215, 2014. |