Un album sans texte bavard

Il y a deux ans, en Espagne, j’ai
découvert un très bel album de
Fernando Krahn. « ¿Quién ha visto
las tijeras? »[1]Fernando Krahn,
¿Quién ha visto
las tijeras?.
Pontevedra :
Kalandraka.
. Paru en 1975, sans
texte, juste une suite de planches
relatant les aventures d’une paire
de ciseaux facétieuse qui de page
en page commet des méfaits. Je me
suis dit, à l’époque, que ce livre était
parfait pour réaliser une démarche de
lecture inspirée de celles décrites par
Patrick Michel du Collectif Alpha[2]Patrick Michel,
« 1001 escales sur
la mer des histoires
», Collectif
alpha Bruxelles,
2001.
.

Comme je travaille
dans le premier
degré différencié de
l’enseignement secondaire[3]Le premier degré différencié de l’enseignement secondaire accueille les jeunes à partir de 12 ans qui n’ont pas terminé une 6e primaire ou qui arrivent de l’enseignement spécialisé ou … Continue reading,
les jeunes
à qui j’enseigne n’ont
souvent pas le « gout de la lecture ».
Rentrer seuls dans un livre représente
un obstacle énorme. Presque
tous déchiffrent normalement, mais
tellement absorbés par cette tâche,
ils ne se représentent pas ce qu’ils
lisent, ils ne se font pas d’images
mentales, de construction de scénario
dans la tête. Enfants de milieux
populaires, ils sont peu familiarisés
avec les livres, et ceux-ci sont
un objet lié uniquement au monde
scolaire, auquel il faut bien accorder
une importance « pour les points »,
mais rares sont ceux qui fréquentent
la bibliothèque de l’école et qui emportent
autre chose que des bandes
dessinées. Entrer, en silence, seuls
dans un récit est une expérience
difficile, pour la plupart.
Janvier, retour de vacances. Mes
collègues corrigent les examens de
Noël avec les élèves. Je reviendrai
plus tard avec ce groupe sur une
lecture qui n’a pas été réussie par
l’ensemble de la classe, mais en ce
début d’année, j’ai envie de faire
du neuf, de sortir de ce qui n’a pas
été, de travailler l’imaginaire, le
plaisir… Et comme j’ai fini de photocopier
en couleurs et de plastifier
les illustrations de l’album de
Fernando Krahn, je me lance avec
les élèves dans cette démarche.

SE POSER DES QUESTIONS

Tout d’abord, je divise la classe
en 5 sous-groupes de deux et un
dernier de trois. Je leur demande de
dégager toutes les fardes, trousses,
feuilles encombrant les bureaux. Ils
ne doivent avoir qu’une feuille et un
stylo, par sous-groupe.
Je leur distribue alors la 1re et la
4e de couverture de l’album. Sur la
1re, on peut voir un tailleur d’une
cinquantaine d’années qui travaille
dans sa boutique, la porte ouverte.
Une table à l’avant-plan avec ciseaux,
latte, épingles. Sur la 4e, juste
une cage avec une paire de ciseaux
enfermée dedans.
Ils rigolent un peu sur le titre en
espagnol, essaient de l’oraliser. Je ne
le traduis pas tout de suite.

La consigne est la suivante :
« Observez bien ces deux illustrations.
Posez-vous 3 questions auxquelles
vous pensez que l’album répond.
Notez-les et préparez-vous à
les lire devant la classe. »

La question qui me semblait
évidente c’est-à-dire « Pourquoi
les ciseaux sont-ils enfermés dans
la cage ? » ne revient que dans un
groupe sur deux ! Je suis fort étonnée,
les ciseaux sont le seul point
commun entre les deux planches
et la moitié de la classe est passée
à côté. Un groupe se pose quand
même la question de la cage « Est-ce
qu’il a un oiseau ? »

La question qui revient le plus
est celle du prénom du couturier :
« Comment il s’appelle ? » Cinq
équipes sur six se la posent.

Les autres interrogations portent
sur son métier : « Pourquoi il ne fait
que des vestes ? Est-ce qu’il fait aussi
des robes ? Il mesure la veste de qui ?
Il coud pour qui ? C’est un tailleur de
vêtements ? Qui fait les habits ? »
Un groupe ne se pose, ni la question
des ciseaux, ni celle du métier,
voici leur travail : « Comment il s’appelle
? Il dort dans sa boutique ? Est-ce
qu’il a une femme ? ».

Le but de cette première mise
en bouche était de faire émerger la
situation insolite de ces ciseaux mis
en cage pour ensuite anticiper l’histoire,
faire émerger des hypothèses
pour que l’envie de lire pour confirmer
celles-ci soit forte… J’insiste sur
l’importance de cet objet et je me
dis qu’une prochaine fois je devrais
peut-être ne faire émerger qu’une

« J’ai envie de
sortir de ce qui
n’a pas été. »

seule question ? Celle qui leur parait
la plus essentielle pour la suite ? Je
leur traduis alors le titre « Qui a vu les
ciseaux ? », en insistant que ce sera un
élément essentiel de l’histoire.

ÉMETTRE DES HYPOTHÈSES

Après ces échanges, j’avance avec
ma 2e consigne : « Imaginez l’histoire
que cet album va raconter. Écrivez-la
en 5 lignes. »

Récit 1 : C’est l’histoire d’un grand
couturier très connu, il fait de la très
belle couture. Ses ciseaux sont spéciaux
alors il les enferme. Ses retouches
sont magnifiques, sans une
tâche. Un cours va être organisé avec
un brevet.

Récit 2 : Il a fait une veste qu’il a
ratée et a mis les ciseaux dans une
cage. Les ciseaux ont coupé son
doigt et il les a mis dans la cage. Il
veut les garder comme souvenir, car
il a démissionné.

Récit 3 : Ça parle d’un tailleur
qui aidait les gens à réparer les vêtements,
ou à les faire ou à les détruire.
Il vivait dans sa boutique et
faisait des vêtements toute la nuit
et il les vendait ou les donnait aux
gens à un certain prix. Et les ciseaux
dans la cage, c’est peut-être la fin de
sa couture parce qu’il allait mourir
parce qu’il avait une maladie.

Récit 4 : Quand le monsieur sort
du magasin, l’oiseau sort de sa cage
et prend les ciseaux entre ses pattes,
coud des habits. Soudain quand le
monsieur revient, les habits sont
prêts à être vendus.

Récit 5 : Un couturier faisait des
habits pour les autres, il ne faisait
que ça. Il rendait service à beaucoup
de gens. Un jour, il est sorti faire un
tour et quelqu’un est venu voler les
ciseaux dans sa maison. Quand le
monsieur revient, il veut continuer,
il ne voit plus ses ciseaux et il part
en acheter. Depuis ce jour-là, il les
met dans une cage d’oiseau.

Récit 6 : Il est couturier professionnel,
c’est le plus connu au
monde. Un jour, c’est son anniversaire
et son copain lui offre des
ciseaux, mais ils portent malheur.

Quand il s’en est rendu compte, les
ciseaux ont disparu et ses clients
partaient jusqu’à ce qu’il ait mis les
ciseaux dans une cage.

RECLASSER LES 10 PREMIÈRES
PLANCHES.

Les élèves me semblent être fin
prêts à aborder l’histoire, l’émergence
d’hypothèses donne l’envie
d’aller les confirmer, de voir ce que
l’auteur a bien pu imaginer entre
ce début et cette fin. Je distribue
les 10 premières planches de l’histoire
qui en comporte 24. Je me dis
qu’au bout de 10 minutes, je ferai un
temps d’arrêt durant lequel chaque
sous-groupe donnera une piste qui
lui a servi et/ou une difficulté à laquelle
il est confronté.

« Les ciseaux volent ! C’est quoi
c’t’enroule ?? », « Les ciseaux sont
partis en volant ! », « Qui a dit tout à
l’heure que les ciseaux portaient malheur
? »

Ils entrent dans l’histoire et très
rapidement se mettent d’accord sur
un classement. Je circule, ils travaillent
dans la bonne humeur, il y
a discussion, mais pas de dispute.

Certains groupes sont surs d’eux
au bout de 4 minutes seulement.

Un peu plus de temps pour les plus
lents, et j’anime le temps collectif.

Comme tous les groupes ont trouvé
la bonne combinaison, il ne s’agit pas
d’une correction, mais plutôt d’une
réflexion sur ce qui a permis de trouver.

Comment avez-vous fait pour
classer les images ?

Au début, ils ne parlent qu’en
termes d’exemples : » Là, la dame
elle a son chien en laisse et après, elle
n’a plus qu’un morceau de laisse et le
chien est libre. »

Après trois exemples de ce type,
je leur demande de généraliser leur
discours, de ne pas me raconter toute
l’histoire planche par planche, mais
de dire le procédé utilisé par l’auteur
et qui est toujours le même. « On a regardé
les ciseaux voler. À chaque fois,
les personnes, on les retrouve plus loin.

En fait, c’est la suite. On voit les personnes
avant et après. C’est d’abord
devant et puis on revoit derrière. »

J’introduis du vocabulaire nouveau
qui vient mettre en mots « savants
» ce qu’eux ont très bien perçu.

À l’avant-plan, on voit les ciseaux
commettre des méfaits : couper les
nattes d’une fille, le journal d’un
monsieur, les bretelles d’un autre, le
fil du cerf-volant. Ensuite, la scène
qui vient d’être décrite se retrouve à
l’arrière-plan et on en voit les conséquences
: la fillette en pleurs, le journal
au sol, le monsieur en caleçon, le
cerf-volant haut dans le ciel emporté
par le vent.

RECLASSER LES 14 PLANCHES
SUIVANTES

En circulant, dans le sous-groupe
où ils étaient trois, j’ai vu Alice (12
ans venant d’une 4e primaire non
réussie) avoir du mal, elle a peu manipulé
les images et a peu participé
à la démarche.

Je la fais venir au tableau pour
afficher un jeu d’images des 10 premières
illustrations et pendant ce
temps, je relance les groupes avec
les 14 planches qui constituent la fin
de l’histoire.

Alice retrouve assez facilement
le début de l’histoire, passe une
planche. Je n’interviens pas, je suis
curieuse de voir sa réaction quand
elle ne pourra pas l’insérer à la fin.

Elle hésite, tâtonne, arrive aux trois
dernières planches, essaie d’insérer
quand même celle qui n’a rien
à voir, me sourit. Elle reconnait le
problème et l’insère alors au bon
endroit. Le temps qu’Alice reclasse
ces 10 planches, les sous-groupes
ont terminé. Je circule et constate
que si pour 4 équipes tout est correct,
pour 2, il y a des inversions.

À tour de rôle, chaque élève va
venir au tableau coller la planche
qui est la suite et, surtout, expliquer
les différents indices qui permettent
d’en apporter la preuve. Une observation
plus fine est requise pour
certaines planches et les élèves ont
du mal à énoncer plus d’un indice
alors que souvent des couleurs font
rappel, ou des objets…

J’insiste encore et leur demande
ensuite de venir à nouveau devant
le groupe et de raconter l’histoire,
planche par planche, mais en les
obligeant à utiliser les mots avantplan,
arrière-plan, conséquence(s)
et ciseaux en le mettant au pluriel
(beaucoup disent encore « le ciseau
»). Cette phase orale n’est pas
évidente du tout…

ET APRÈS ?

Les élèves sont contents, je
leur demande quel était le but que
je poursuivais en apportant cette
activité en classe. « Pour avoir plus
de repérage. Pour développer notre
imagination. Pour déjà visionner
l’histoire. » Ismaël aura le mot de la
fin : « C’était chouette, il y a juste une
chose qui est dommage, c’est qu’on ne
le fasse pas plus souvent ! »

J’aimerais bien prolonger une
prochaine fois avec une mise en
écriture : faire parler les ciseaux en
« je » ou faire réagir chaque « victime
» ou imaginer d’où viennent
ces pouvoirs magiques des ciseaux…

Mais ça, c’est une autre histoire.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Fernando Krahn,
¿Quién ha visto
las tijeras?.
Pontevedra :
Kalandraka.
2 Patrick Michel,
« 1001 escales sur
la mer des histoires
», Collectif
alpha Bruxelles,
2001.
3 Le premier degré
différencié de l’enseignement
secondaire
accueille les
jeunes à partir de
12 ans qui n’ont
pas terminé une
6e primaire ou qui
arrivent de l’enseignement
spécialisé
ou encore qui sont
arrivés, il y a peu
en Belgique. Un
public en général
assez fragilisé, peu
convaincu de ses
compétences et
qui a déjà échoué
une ou plusieurs
fois dans sa scolarité.