Un cadre de pensée en sciences sociales

Pour aider les élèves à aborder de manière rationnelle les problèmes qui relèvent de la vie en société et leur façon de s’y impliquer, tout enseignant devrait acquérir une base en matière de sciences sociales. Se pose alors la question des contenus.

Sachant qu’il ne sera pas possible d’y consacrer beaucoup de temps et que la plupart des enseignants n’ont quasiment aucune base dans ces disciplines, l’objectif serait de leur permettre d’acquérir un cadre de pensée portant sur les fondements de toute démarche de sciences sociales. Travailler l’attitude intellectuelle à adopter, la démarche proprement dite (la manière de construire toute analyse des phénomènes sociaux), et sensibiliser à l’objet des sciences sociales, à ses principales problématiques.
Ce cadre de pensée constitue une base sur laquelle des enseignements plus ou moins élaborés peuvent être construits : un simple échange de vues, une réflexion à partir d’expériences personnelles ou d’observations, le recueil de documentation sur un sujet quelconque, un ensemble de cours sur des questions de société, une enquête exploratoire ou systématique… Il procure une orientation générale donnant sens au travail.
Tant dans les sciences humaines que naturelles, on partage certaines caractéristiques de l’attitude scientifique comme le doute méthodique, l’adogmatisme et l’esprit critique. Toutefois, dans les sciences sociales sensu stricto, en sociologie et en anthropologie en particulier, on insistera sur trois principes clés à respecter dans toute réflexion et toute exploration de la réalité sociale[1]L. Van Campen-houdt et N. Marquis, Cours de sociologie, Dunod, 2014. Un ouvrage d’initiation aux sciences sociales.
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Connaitre, c’est d’abord se connaitre

Notre regard sur la société, sur les autres et sur les phénomènes de la vie collective dépend de nos propres représentations du monde, de nos propres convictions, ainsi que de nos valeurs et de nos intérêts. C’est à travers eux que nous saisissons le monde et essayons de le comprendre. C’est pourquoi nous ne pouvons le connaitre sans nous efforcer de nous connaitre nous-mêmes. Socrate prescrivait déjà Connais-toi toi-même, car il considérait ce qu’on appelle aujourd’hui la réflexivité comme la condition première de toute connaissance. Comment pourrions-nous étudier certaines croyances et pratiques religieuses sans être au clair avec nos propres convictions et sans nous interroger sur la manière dont elles peuvent influencer nos analyses et nos jugements ? Nous ne pouvons analyser le monde sans élucider un minimum notre propre rapport aux phénomènes que nous étudions : nos motivations pour les étudier, les représentations que nous en avons au départ, ainsi que ce qui, dans notre propre vie, influence les unes et les autres.
Les sciences sociales proposent des ressources spécifiques pour nous connaitre nous-mêmes. Elles analysent de manière approfondie et nuancée les déterminants sociaux et culturels de nos représentations et de nos comportements, en particulier le processus de socialisation.

Considérer toute manière de vivre
comme normale et sensée

Dans la vie de tous les jours, nous avons tendance à porter des jugements expéditifs sur les idées et les comportements des autres et même, à considérer certains d’entre eux comme insensés et anormaux. Pour reprendre l’exemple des croyances religieuses, nous pouvons en considérer certaines comme totalement irrationnelles ou, à l’inverse, penser que ne pas croire en dieu est insensé, voire inacceptable. Nous pouvons trouver certaines coutumes archaïques ou dire d’une personne qui adopte un comportement que nous ne comprenons pas ou qui nous heurte qu’elle est folle…
Pour comprendre un comportement, une opinion ou un mode de vie, c’est-à-dire pour saisir ce qui fait qu’ils adviennent, nous devons être capables de les replacer dans leur contexte social, culturel, historique. Des croyances et des comportements insensés ou anormaux à nos yeux et dans le contexte qui est le nôtre peuvent se révéler sensés et normaux dans un autre contexte que nous saisissons mal ; ils peuvent avoir des fonctions sociales (de cohésion au sein d’un groupe), symboliques (exprimer le rejet de certaines situations ou d’un pouvoir) ou psychologiques (affirmer une certaine liberté personnelle par rapport à un cadre de vie oppressant).

S’affranchir des catégories
de pensée instituées

Lorsque nous abordons l’étude d’un phénomène, nous sommes rarement les premiers à en parler. Celui-ci a déjà fait l’objet de commentaires, de reportages, d’avis d’experts, de discussions et de débats. Il a été défini et classé d’une certaine manière. Souvent, les comportements qui s’y rapportent ont fait l’objet de lois et de normes morales ou religieuses qui incitent à les aborder sous un certain angle et à les classer dans certaines catégories : une pratique raisonnable ou irraisonnable, estimable ou critiquable, morale ou immorale, légale ou illégale, belle ou laide, saine ou pathologique… Lorsque nous prétendons penser par nous-mêmes, nous ne faisons le plus souvent que reprendre des idées préexistantes. Nous utilisons des mots que nous n’avons pas choisis et appliquons inconsciemment des catégories de pensée que nous avons intériorisées tant elles nous sont devenues familières.
Les catégories de pensées instituées par la religion, la morale, le droit, la politique ou encore par la coutume, l’habitude ou ce qu’on appelle le sens commun ne conviennent pas aux sciences sociales. Car elles procèdent de critères — la tradition, la valeur morale, l’efficacité, la rentabilité, la popularité — respectables, mais qui canalisent la réflexion et l’analysent en fonction de leurs propres finalités, valeurs et normes.
Au fil de leur longue histoire, les sciences sociales ont élaboré d’autres catégories de pensée, d’autres concepts et d’autres perspectives d’analyse qui évitent de s’enfermer dans des schémas qui ont d’autres finalités que la connaissance rigoureuse de phénomènes sociaux. Ce sont ces outils-là que nous devons utiliser ou dont nous devons nous inspirer, ce qui suppose que nous nous donnions la peine de les découvrir.

Une démarche qui prend de l’altitude

Cette attitude intellectuelle doit se transposer dans une démarche construite rationnellement qui obéit à certaines exigences : formuler de manière précise la question abordée, se documenter pour se faire une idée du problème et de ses principaux aspects, choisir avec soin les mots utilisés pour aborder le problème, confronter plusieurs explications possibles (ou hypothèses) sans s’enfermer d’emblée dans une thèse univoque, rassembler les informations nécessaires de manière systématique, sans négliger celles qui ne correspondent pas à nos idées de départ.
Se montrer curieux, partir à la découverte d’aspects de la réalité que l’on ignorait ou ne soupçonnait pas jusqu’ici, regarder ce que l’on n’a pas forcément envie de voir, écouter ce qu’on n’a pas forcément envie d’entendre, bref se laisser surprendre et remettre ses idées préconçues en question. Pour développer cette capacité, l’enseignant doit lire des ouvrages et des articles, tantôt spécialisés, tantôt plus généraux. Et il devrait y encourager ses élèves dès qu’ils sont en mesure de le faire.
Dans la formation universitaire en sciences sociales et dans la recherche professionnelle, les différentes étapes et composantes de la démarche appliquent des méthodes et des techniques qui exigent une formation approfondie, comme l’analyse des données qualitatives ou quantitatives[2]. Van Campen-houdt, J. Marquet et R. Quivy, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2017. Pour une présentation systématique de la démarche de recherche en sciences sociales.. L’esprit de cette démarche doit être respecté autant que possible dans toute entreprise de sciences sociales, quelle qu’en soit l’ambition.

L’objet des sciences sociales

Les sciences sociales ne négligent à priori aucun objet d’études, aucun phénomène ; c’est surtout par leur manière d’étudier ces objets ou ces phénomènes qu’elles se caractérisent. Néanmoins, elles ont privilégié certaines questions qui sont apparues comme essentielles pour comprendre la vie en société. La toute première question qui préoccupe les sciences sociales, c’est de savoir ce qui fait que des individus parviennent à coexister, à collaborer, à s’organiser — pour habiter, travailler, se nourrir, consommer, s’éduquer, se distraire… —, bref à vivre ensemble dans une relative harmonie ou encore à faire société. Les réponses sont à rechercher notamment dans la culture, les institutions et les multiples interdépendances entre individus et groupes, ainsi que dans des processus tels que la socialisation et le contrôle social.
Une question complémentaire et indissociable de la précédente porte sur ce qui modifie le vivre ensemble, le fait évoluer lentement ou le transforme brusquement, voire le met en danger, pour un mieux ou pour un pire selon les cas. Les réponses sont à rechercher dans des situations structurelles comme les inégalités sociales, la diversification culturelle, les crises institutionnelles, les contradictions qui traversent la société, la complexification et l’entrecroisement des interdépendances comme la mondialisation. Mais aussi, dans des processus de changement comme les innovations technologiques et culturelles, l’action des mouvements sociaux comme les mouvements féministes ou écologiques, les décisions politiques ou économiques.
Une autre grande série de questions concerne les comportements des individus. Les sciences sociales cherchent à comprendre les comportements en prenant en compte principalement ce qui se passe entre les individus et les groupes : leurs rapports de domination, leurs relations de pouvoir, leurs influences réciproques, leurs interactions dans la vie de tous les jours, etc. Cet angle de vue relationnel — entre les classes sociales, entre les groupes culturels, entre les genres, entre les générations, entre gouvernants et gouvernés — n’est pas le seul possible, et il est le plus souvent couplé avec d’autres angles — historique, symbolique… —, mais il est nécessaire et particulièrement éclairant.
Même si elles ne sont pas les seules, ces questions restent d’une brulante actualité et demandent à être développées et précisées en fonction des situations concrètes. Les (futurs) enseignants trouveraient intérêt et plaisir à les explorer. La formation des élèves y gagnerait beaucoup.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 L. Van Campen-houdt et N. Marquis, Cours de sociologie, Dunod, 2014. Un ouvrage d’initiation aux sciences sociales.
2 . Van Campen-houdt, J. Marquet et R. Quivy, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2017. Pour une présentation systématique de la démarche de recherche en sciences sociales.