Un caillou sur chaque marche

Deux ou trois choses qui me poussent à écrire et à dessiner pour la jeunesse…

L’odeur des crayons – quelques souvenirs d’enfance fondateurs ou le creuset d’une vocation –

Tandis que ma soeur et mes cousins emmenaient pelles et seaux, c’est armée de crayons et de carnets que je partais à la plage lors des vacances familiales. Une rame de papier et l’odeur d’une boite de crayons suffisaient à me transporter. Je me souviens d’une grande complicité avec mon père dans le jardin où, très appliqués, nous tentions de reproduire à l’huile notre maison. Plus tard, à la bibliothèque de l’école, j’emportais un peu honteuse les albums de l’École des loisirs alors que j’étais en âge de lire les premiers romans. Les images me parlaient, j’avais du mal à m’en détacher. L’amour des mots viendrait plus tard. Il y a eu aussi la magie d’une rencontre, celle de Grégoire MICHONZE, dans son atelier-moulin à Bar-sur-Aube. La découverte d’un lieu enchanteur qui respirait le travail en gestation. Les dessins dansaient dans les carnets à spirale. Je regardais la main du peintre parcourir la page avec allégresse et d’un coup, j’éprouvais la sensation de me reconnaitre. C’est ce métier-là que je ferai.

_ Une comptine qui fait mouche – de tante Cricri à William FAULKNER –

Quand j’arrivais chez ma tante, celle qui m’avait conduite chez MICHONZE, les murs de la maison couverts de livres m’impressionnaient. Avec mon regard d’enfant, je trouvais épatant que tant de savoir et de culture côtoient aussi naturellement la personnalité fantasque de celle-ci. À travers les mots ‘chointés’ d’une comptine, elle incarnait avec talent une dispute entre deux chats de gouttière. La sonorité des mots donnait vie à la scène, le fond et la forme ne faisaient qu’un.

J’essaye de m’en souvenir quand je commence à écrire, le choix des mots est primordial. Une forêt de « trembles » est beaucoup plus effrayante qu’une forêt de bouleaux, le sommeil d’autant plus lourd si on « dort comme un caillou ». Reste à convaincre l’éditeur de faire usage d’expressions un peu fantasques et pas toujours très françaises… Je connaitrai plus tard un éblouissement similaire à l’écoute de la comptine des matous, en me perdant dans les mots de FAULKNER, le bruit et la fureur.

Sens dessus dessous – ou la dixième marche d’Arnold LOBEL –

J’espère un jour comprendre pourquoi l’histoire Étage et rez-de-chaussée de Arnold LOBEL[1]Étage et rez-de-chaussée dans Hulul et compagnie de Arnold LOBEL, École des loisirs, 2002. me fait tant d’effet. Elle doit toucher en moi quelque chose de profond que même dix années d’analyse n’ont pas suffit à mettre à jour. Cette histoire est tout sauf rassurante car enfin qui envierait un pauvre hibou à se retrouver définitivement planté sur la dixième marche d’un escalier qui en compte vingt, faute de ne pouvoir être à la fois à l’étage et au rez-de-chaussée. _ J’éprouve de l’empathie pour ce pauvre Hulul confronté à ses propres limites. Chapeau bas monsieur NOBEL, heu… LOBEL, quelle audace d’en faire part de cette façon aux enfants lecteurs.

J’ai une admiration quasi identique pour l’histoire Oncle Gilbert de Benoît[2]Oncle Gilbert de Benoît, Seuil Jeunesse, 1995. qui n’hésite pas à mettre au lit le petit William avec la nature morte de son oncle artiste, celui-ci lui demandant de ne toucher à rien pendant son sommeil. On pourrait croire William malheureux de se retrouver prisonnier d’une nature morte si l’auteur ne nous disait que le petit garçon adore rendre visite à son oncle. Car, à le côtoyer, il s’agit pour lui d’apprentissage et de transmission mettant à mal de nombreuses idées reçues : un oncle artiste en costume cravate que l’on dit au travail, mais qui sur l’image ne fait rien d’autre que de regarder par la fenêtre, et pourtant oui, il travaille ! J’admire cette histoire à contrecourant dont la logique soutient la loufoquerie des situations et le surréalisme des images. De la même manière, j’aime Lewis CAROLL, Raymond DEVOS et Jacques TATI dont, respectivement, la logique du non-sens, l’humour, l’absurde et la poésie sont pour moi des modèles.

Du temps au temps – trouver son langage –

Souvent, j’observe ma fille quand elle dessine, j’aimerais retrouver cet état où chaque trait s’invente dans l’instant même où il nait. Les dessins sensibles d’Ellsworth KELLY, de David HOCKNEY et l’écriture visuelle de Saul STEINBERG m’accompagnent eux aussi dans les méandres de la recherche d’écritures. Quel trait, quelle trace, quel signe, quel outil utiliser pour traduire le plus justement une émotion ? J’envisage alors le dessin comme un langage qui, se tissant avec les mots, construit l’histoire. Cet entrelacs est pour moi un terrain d’exploration et de liberté des plus excitant qui gagne en consistance d’album en album. Mais créer son vocabulaire graphique et syntaxique nécessite de la lenteur, le temps de vivre pour nourrir son imaginaire. Je regrette que cette lenteur soit de plus en plus difficile à imposer aujourd’hui.

La nique aux désillusions – ou l’envie d’écrire pour la jeunesse –

Je me souviens, enfant, depuis la fenêtre du salon familial, regarder les grues déchiqueter la cabane que j’avais patiemment construit dans le terrain vague voisin. Bientôt, une entrée de garage la remplacerait faisant la part belle à un tout nouveau lotissement. C’était comme voir engloutir une partie de mon enfance. Premiers désenchantements. Le combat était inégal et ne rien pouvoir y faire provoquait en moi un sentiment violent qui me désarmait. Baignée par ma mère dans l’amour de la transmission, c’est certainement aussi un de ces premiers sentiments d’incapacité qui me pousse à écrire aujourd’hui. Une envie de témoigner, de partager avec les plus jeunes pour les prévenir, les rendre plus forts, moins dupes et surtout plus actifs face à des situations qui nous donneraient parfois envie de nous assoir définitivement sur la dixième marche.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Étage et rez-de-chaussée dans Hulul et compagnie de Arnold LOBEL, École des loisirs, 2002.
2 Oncle Gilbert de Benoît, Seuil Jeunesse, 1995.