Un carnaval des métiers, une porte d’entrée vers le monde des adultes

En 2013, CGé a participé à un dossier de la Fondation Roi Baudouin sur la relation entre l’école maternelle et les familles. Nous avons à cette occasion découvert de nombreux dispositifs mis en place par les écoles pour favoriser cette relation. Suite à cela, notre attention a été attirée par d’autres expériences. En voici une.
« Marre des princesses et des pirates ! Cette année on veut un autre thème à notre carnaval ».

Une équipe de six enseignantes des plateaux de 1re et 2e maternelle de cette école bruxelloise hétérogène [1]Public très mélangé en termes d’origine sociale et ethnique. Ecole de classe 5 en matière d’encadrement différencié. font ce constat début janvier 2014. Pour changer, elles se proposent d’explorer les métiers. Elles ont constaté que, souvent, les enfants ont bien du mal à expliquer le métier de leurs parents.

Dans un premier temps elles envisagent de demander aux parents ce qu’ils font effectivement, mais rapidement l’idée évolue vers une invitation faite aux parents de venir expliquer leur métier à la classe. Les premières réactions sont un peu timides, mais rapidement, les premiers rendez-vous se prennent. Dans les couloirs les échanges entre parents vont bon train, les enfants insistent à la maison et de fil en aiguille l’agenda se remplit tant qu’il faut parfois mettre deux parents sur la même journée au détriment d’un moment de synthèse et d’appropriation pour les enfants.

Les enfants ont des métiers plein les yeux et les oreilles, ils se voient vétérinaire, sage femme, cuisinier, professeur d’autoécole, chauffeur de bus, logopède, architecte, journaliste… toutes sortes de métiers sont présentés par des parents attentifs à se rendre accessibles à des jeunes enfants. Ces parents découvrent la réalité du métier d’enseignants et n’ont pas tous les outils pour être toujours adéquats, mais ils y mettent toute leur bonne volonté et se basent sur la connaissance qu’ils ont de leur enfant pour s’ajuster aux autres. Les enseignantes, toujours présentes et attentives, reformulent les explications pour les rendre accessibles et s’assurent que l’activité ne soit pas trop longue. La diversité est présente dans la variété des métiers, mais aussi dans les manières de faire des parents qui ont chacun préparé à leur façon, en diaporama, avec des affiches, en apportant du matériel, en racontant des histoires… Pour certains parents c’est un vrai défi de venir, un papa a partagé ne pas avoir dormi pendant les deux nuits qui ont précédé son intervention, pourtant ils viennent et ils le font. La fierté est au rendez-vous pour les enfants et aussi, un peu, pour les parents. Les apprentissages sont nombreux dans beaucoup de domaines différents et le vocabulaire des enfants s’étoffe.

Ce dispositif semble idéal pour favoriser la relation école-famille sans perdre de vue les apprentissages. Dans leurs écrits, Jacques Cornet et Noëlle De Smet [2]Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre. Une autre conception du groupe classe, Paris, ESF, 2013 montrent la nécessité pour entrer dans les apprentissages d’une double fierté. Être fier d’être l’enfant de sa famille et en même temps être fier d’être enfant dans son école permet d’entrer dans les apprentissages scolaires en réduisant les effets d’un conflit de loyauté. Au sens le plus complet, il s’agit d’être fier de ce qu’on est et de ce qu’on devient en même temps. En permettant à l’enfant de vivre cette double fierté on lui permet de ne pas devoir choisir entre les apprentissages familiaux et les apprentissages scolaires. Tous sont bons et peuvent se vivre en parallèle. Or dans ce cas-ci, l’invitation et l’accueil adressés à tous les parents au sein de l’école permettent aux enfants d’être fiers de leur parent et de leur école en même temps. Les parents sont en situation de compétence. Même s’ils ont parfois des souvenirs douloureux de l’école, aujourd’hui on leur demande de venir montrer ce qu’ils savent et ce qu’ils sont conscients de savoir faire.

J-Y. Rochex [3]Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995, montre que les enfants issus de milieux précaires ont besoin de rencontrer trois autorisations pour réussir à l’école : s’autoriser à apprendre à l’école loin de sa famille au risque de la dépasser sur certains plans, se sentir autorisé par sa famille à faire cela, et autoriser ses parents à être et rester ce qu’ils sont. Si les enfants ou la famille ressentent du mépris de la part de l’école pour ce qui vient de chez eux, il y a peu de chance pour que les autorisations se présentent. Par contre, dans le contexte qui est le nôtre où on construit de la fierté, les enseignantes favorisent l’apparition de ces autorisations.

Dans d’autres contextes, l’école convoque souvent les parents seulement quand il y a une difficulté avec leur enfant. Le parent est alors confronté à une incompétence : « Je n’ai pas réussi à ce que mon enfant soit bon à l’école ». Or ici, on lui demande de venir parler de ce que lui sait faire, de son métier. Ce dispositif permet donc de tisser un lien positif, basé sur la compétence de chacun. Si jamais des difficultés devaient apparaitre, on partirait au moins avec une image de compétence réciproque.

Dans ce dispositif, pendant un moment, les parents ont dû penser comme des enseignants, ordonner leurs idées, structurer leur exposé, se rendre accessibles au vocabulaire des enfants. De ce fait, ils sont entrés un moment dans un rapport au savoir scolaire. Et s’ils n’y sont pas suffisamment parvenus les enseignantes ont fait le travail devant eux et avec eux. De leur côté, les enseignantes ont été très à l’écoute de ce que les parents apportaient pour l’organiser de manière compréhensible pour les élèves, mais aussi pour imaginer des activités qui leur permettent une réappropriation ou une synthèse des nouveaux savoirs explorés. Il y a donc ici une obligation pour chacun de se déplacer quelque peu vers l’autre pour qu’une vraie rencontre « interculturelle » puisse avoir lieu (telle que définie par Margalit-Cohen Emrique [4]Pour une approche interculturelle en travail social. Théories et pratiques, Presses de l’EHESP, 2011).

De plus, implicitement, en parlant des métiers on insiste sur l’objectif final de l’école, qui s’il n’est pas de formater chaque élève pour qu’il soit le meilleur travailleur possible, reste bien de permettre à chaque enfant de trouver ou de créer sa place dans la société et ce au travers d’une profession entre autres.

Si ce dispositif favorise la relation famille-école, lutte-t-il contre les inégalités ?

Soyons clairs, ce dispositif est une réussite dans cette école parce qu’elle se situe dans un milieu assez hétérogène. De plus en proposant cette activité très tôt dans la scolarité on évite que les préjugés associés aux métiers soient trop en place et on lutte même contre des stéréotypes de genre.
En créant en classe un capital commun de savoirs sur les métiers, les enseignantes vont pouvoir s’appuyer sur ces apports pour s’assurer que tous les élèves développent la langue pour en parler, fassent des liens entre les différents savoirs en remobilisant des traces laissées par différents parents, ou en faisant des liens avec d’autres supports. De cette façon le patrimoine commun créé par cette activité met tous les enfants à égalité devant ces apprentissages, on part de ce qu’on a découvert ensemble et pas de ce que seulement certains ont appris à la maison.

Si l’on dépasse la seule « rencontre » entre l’extérieur et l’intérieur de l’école, la démarche peut contribuer à réduire les inégalités à condition qu’on aide chaque enfant à s’appuyer sur ces apports et ces réflexions pour élargir sa propre vision du monde, pour se projeter dans un futur où il peut « se voir » lui-même dans des perspectives parfois plus larges que celles que son milieu d’origine aurait pu lui offrir. C’est la tâche volontariste, complexe et sensible des enseignants en tant que passeurs de savoirs.

Qu’en est-il des enfants dont les parents n’ont pas de métier ? La question a été mise au travail chez ces jeunes enfants, la notion de femme au foyer et du travail fait pour la collectivité ont été valorisés. Mais comment mettre ce dispositif en œuvre dans un milieu où non seulement le chômage est la règle, mais aussi où la débrouille est de rigueur. Que faire si papa travaille au noir et si maman est « madame pipi » ? Comment alors être fier de sa famille et de son école en même temps ? Comment ne pas sentir du jugement de la part des enseignants ? Et à l’inverse, comment me situer dans un groupe d’enfants où tous les parents travaillent si mes parents ne travaillent pas ?
Dans cette école, il existait au préalable, un « filet de sécurité », sous la forme de la semaine de l’enfant à l’honneur. Une semaine par an chaque enfant à son tour est dit « à l’honneur » et il est invité à apporter un jouet, un CD, un DVD, un livre… qu’il aime particulièrement et à raconter sa famille, son quartier… Durant cette semaine il est également activement proposé qu’un adulte de référence vienne en classe pour partager quelque chose de lui. Ça peut être une Maman qui raconte une histoire, un grand-père qui raconte son enfance, un Papa qui fait une recette avec les enfants… Cela a garanti que tous les enfants aient à un moment ou un autre de l’année un adulte de référence qui vienne en classe pour lui, ce qui assure une forme d’égalité. Il était essentiel que cette semaine à l’honneur existe avant que le projet des métiers ne se mette en place et qu’il ne vienne pas pour compenser une absence de ceux qui n’ont pas de métier, ce qui aurait été particulièrement stigmatisant.

En conclusion, ce dispositif ne peut certainement pas être transposé tel quel dans n’importe quelle école. Sans une grande vigilance sur beaucoup de points il peut renforcer les inégalités entre enfants. Mais il est par ailleurs très riche pour favoriser la découverte du monde en ouvrant la porte familière des métiers exercés par les parents, à condition que la volonté des enseignants soit bien de dévoiler les richesses et les compétences des parents dans leur vie professionnelle et leur insertion sociale et pas simplement d’organiser une activité qui occupe les élèves une matinée. En l’occurrence, dans cette équipe, on était bien au-delà d’une simple activité occupationnelle.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Public très mélangé en termes d’origine sociale et ethnique. Ecole de classe 5 en matière d’encadrement différencié.
2 Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre. Une autre conception du groupe classe, Paris, ESF, 2013
3 Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995
4 Pour une approche interculturelle en travail social. Théories et pratiques, Presses de l’EHESP, 2011