Un diner presque parfait

Mon collègue Yannick et moi nous sommes embarqués dans un projet de cuisine avec les quinze élèves de 1re et 2e en différenciées.
Chacun d’entre eux doit choisir un pays et une recette typique de celui-ci qu’on fera tous ensemble. Comment se joue la partition ?

En guise d’apéro, je dirai qu’au départ, il y a un mois et demi, les élèves avaient demandé si on pouvait un jour manger des pizzas ensemble. J’ai questionné cette envie : les faire soi-même ou se les faire livrer ?
Ils voulaient celles de chez Dominos pizzas et les manger toutes faites. J’étais un peu réticente, car je trouve que 5 â‚¬ pour une pizza junior, ce n’est pas donné et certaines familles de la classe n’ont pas les moyens financiers. Je me suis assurée que c’était bien dans le budget de tous, ils sont catégoriques : OUI !!!
Je relance en disant que pour moins cher on peut les faire nous-mêmes, apprendre des choses utiles et que nos pizzas seront bien meilleures et plus abondantes. Mais non, ils veulent les commander.
Dans la semaine qui suit, quatre élèves seulement apportent l’argent. Le repas doit être programmé un mardi, car c’est le seul jour où ce tarif est appliqué (sinon il faut prévoir le double). La semaine suivante un élève apporte la somme. Pour motiver les troupes, j’ai apporté une carte de cette chaine de restauration et les élèves (qui ont payé) choisissent déjà ce qu’ils veulent comme ingrédients. Discussion autour de faut-il annuler ? Maintenir pour cinq ? L’excuse qui revient le plus c’est : j’ai oublié.
Mardi suivant : conseils de classe. Celui d’après : congé de Toussaint. Semaine suivante : pas de reprise, la ministre a décidé de prolonger les vacances… Enfin, c’est la rentrée.
Mon collègue et moi avions entamé un parcours autour des pays d’origine des élèves. On en avait profité pour revoir les continents, j’ai écouté avec eux des contes venus d’ailleurs, on a lu un roman sur l’histoire d’une petite fille qui doit migrer pour fuir la guerre, on a analysé les différentes causes de migrations…
Bref, on se dit que c’est une classe fort riche en diversité et qu’on pourrait prolonger nos découvertes en faisant des ateliers cuisine.

Choix du menu

Lors d’un conseil de tous, les élèves approuvent l’idée, ils sélectionnent un pays, c’est souvent celui dont leur famille est originaire. Certains savent très vite la recette qu’ils souhaitent cuisiner. D’autres sont plus indécis et feuillettent un livre de plats du monde entier que j’ai amené. Certains veulent faire des durums ou des mitraillettes comme au snack. La discussion est animée et Imran s’exprime : « Ça on connait déjà, choisissez plutôt quelque chose de nouveau. » Certains s’emballent et veulent en plus apporter des pâtisseries typiques faites à la maison.
On pose alors la question de l’argent. Cinq élèves ont payé avant les vacances les 5 â‚¬ pour les pizzas, deux autres les ont apportés ce matin même, cela nous fait sept paiements sur quinze. Sommes-nous d’accord que cet argent et celui à venir servent à acheter les ingrédients  ? En sachant que la commune pourrait sans doute intervenir pour une partie.
Discussion animée : ils veulent les pizzas de chez Dominos et cuisiner en plus. Moi, je refuse de solliciter les parents une nouvelle fois et je fais observer que l’on prendra plus de plaisir à cuisiner toutes ces recettes et à les gouter qu’à manger la pizza livrée, une seule fois. Je rappelle qu’on peut faire des pizzas, mais celle qui a choisi l’Italie décide que ce sera de la lasagne.
Après beaucoup d’avis échangés, mon collègue veut qu’une décision soit prise : est-ce que quelqu’un s’oppose à ce qu’on verse chacun 5 â‚¬ et que cette somme serve aux courses pour ces différents repas ?
Ouf ! Personne ne s’oppose, la décision est notée. Dans la semaine, six autres élèves apportent leur contribution.

Go, les chefs !

Petit devoir, j’arrive en classe le lendemain et je distribue à chacun une fiche divisée en trois : ustensiles, ingrédients, étapes. Pour le lundi suivant, ils doivent la compléter en demandant aux parents ou en regardant dans le livre qui est en classe ou sur internet comme certains le proposent.
Il faut que les choix soient fixés pour tous et surtout qu’on puisse dresser une liste de courses à faire et s’organiser pour programmer tout ça dans les trois semaines qui resteront avant le congé de Noël.
Sept fiches sur quinze reviennent plus ou moins complétées.
J’en redistribue à ceux qui les ont perdues, mais pas une de plus ne me parvient le lendemain.
D’un côté ça m’arrange bien, car je pense que s’il avait fallu concocter quinze plats, je me serais mise dans une situation plus difficile à gérer, mais je me questionne vraiment. Comment passer avec ces jeunes du stade d’envie au stade je mets en place ce qu’il faut pour arriver à la concrétiser ?
Surtout qu’il me semble que les étapes du parcours sont balisées, je n’ai pas l’impression de demander des choses hors de leur portée.
Je passe deux bonnes heures, seule chez moi, à essayer de déchiffrer la recette, à aller sur internet pour voir ce que sont le katsudon, les brigadeiros, les beijinhos. Je compare les temps de préparation, j’essaie de faire rentrer dans ma grille certaines préparations en parallèle, de mettre les plus courtes les après-midis où nous n’avons que deux fois 45 minutes et les autres lorsque nous en avons trois.

Saliver dans sa tête

J’ai photocopié la recette que Ketly a écrite. Je la leur laisse découvrir en silence.
À part Yasin qui dit avoir tout lu en moins d’une minute, les autres sont concentrés, absorbés.
Je demande à Léa ce qu’elle voit comme résultat final dans sa tête.
“” Je ne sais pas.
“” Mais tu vois plutôt quelque chose de sucré ou de salé ?
“” Sucré.
“” Et de quelle forme ?
“” Ça va ressembler à des boules, je crois.
Aby intervient : oui, oui comme des boulettes.
Je demande : De quelle couleur ?
“” Jaune, me répond Aliou.
Tiffany intervient : Brun ! car il y a du chocolat dans la recette !
“” Moi, dit Ilan, je les vois jaunes ” blanches, car on parle de sucre.
Tifany s’impatiente en levant la main, elle vient de capter qu’il y a deux recettes de boulettes : les unes à la noix de coco et les autres au chocolat.
Je suis étonnée que Ketly à qui j’avais demandé le silence lors de cette phase s’y soit soumise si facilement. D’habitude sa parole fuse plus vite que son ombre.
“” Moi, je n’aime pas la noix de coco, dit Ryan.
“” Moi, je n’aime pas le chocolat, dit Aby
Voilà un couple qui s’est trouvé pour de futurs échanges de boulettes.
Je demande à Ketly de nous faire prononcer correctement beijinhos qui veut dire baisers. On cherche des hypothèses sur l’origine de ce nom pour cette friandise. Pareil pour brigadeiros.

Se projeter dans les gestes

Je demande, à tour de rôle, qu’ils relisent la recette et qu’ils me disent ce qui est important de retenir. Je le dessine au tableau. Étape 1 : une casserole, un pot de lait concentré qui s’y déverse, deux cuillères, un paquet de beurre. Étape 2 : une grande cuillère en bois qui tourne. Verser dans une assiette, mettre au frigo, se graisser les mains, faire les boulettes, les napper de noix de coco ou de vermicelles au chocolat.
Lorsque les six étapes sont sommairement dessinées, je demande à Aliou de me les raconter.
Il faut prendre une casserole, il faut ouvrir la boite de lait…
“” Comment t’exprimerais-tu, Igor, si tu étais le professeur et que tu t’adressais à toute la classe pour faire cette recette ?
“” Vous devez prendre une casserole.
“” Donne des ordres, Igor.
“” Prenez une casserole, mettez le lait concentré…
“” À toi Ilan, tu donnes des ordres à ton voisin pour qu’il les fasse.
Je n’insiste pas plus, car je voudrais former les groupes de quatre et de trois pour quand on sera à la cuisine, je voudrais aussi que chaque équipe me dise les ustensiles dont elle aura besoin et la quantité d’ingrédients (il faut diviser ceux de la recette par deux).

Des grumeaux dans la pâte

Le travail est bien entamé lorsqu’Imran arrive une heure en retard. Il s’est installé à sa place, mais je me rends compte qu’il est occupé avec son GSM qu’il masque maladroitement sous son banc. Il me prétend que c’était pour regarder l’heure comme si la grande horloge murale devant lui ne le renseignait pas. Je confisque l’objet qu’il récupèrera en fin de journée auprès de son éducateur.
Maintenant qu’il n’a plus son écran, j’ai (malheureusement ?) toute son attention.
“” On n’allait pas commander des pizzas de chez Dominos ?
Je lui rappelle qu’on a fait conseil et que, collectivement, il a été décidé que l’argent servirait pour sept autres recettes et que donc on en aurait plus pour notre argent et qu’en plus, on allait apprendre plein de choses.
Certains autres embrayent : c’est vrai, on voulait commander des pizzas, c’était le projet.
Je veux clore la discussion en disant que la décision a été prise en conseil et qu’ils ont tous été d’accord.
Imran : Moi j’ai jamais dit oui.
“” Moi non plus, moi non plus.
J’ai du mal à rester calme. On ne va tout de même pas refaire le débat qui s’était conclu par ce projet !
Et puis je me rappelle les paroles de mon collègue : « Puisque personne ne s’oppose, la décision est prise. »
Et je dis qu’effectivement ils n’ont pas dit « oui ? explicitement, mais qu’ils n’ont pas dit « non ? !
Imran en tête…
“” Moi je ne suis pas d’accord, si j’ai payé, c’était pour une pizza de chez Dominos.
“” Tu n’avais pas dit que l’école allait intervenir pour la cuisine ?
“” On veut se faire livrer des pizzas…
“” Personne ne veut aller en cuisine !, m’assène Imran.
Même en élevant le ton, ce dernier refuse de se taire, il surenchérit, demande pourquoi je m’énerve.
J’ai l’impression que le lait monte et que la casserole va déborder.

Pour lier la sauce

Je me rends compte qu’Imran mène la danse et que je dois récupérer l’adhésion du groupe au projet. J’avais l’impression qu’on s’était projetés en cuisine avec nos boulettes sucrées. On avait déjà évoqué qu’il faudrait choisir celui qui allait sucer le fond du pot de lait concentré pour éviter, en ces temps de pandémie, toute contagion, que si des vermicelles trainaient on pourrait les manger à la fin et bien se laver les mains après…
Je suis fâchée que quelques-uns très bruyants fassent dévier le groupe du projet qui m’avait l’air si bien embarqué.
Je demande à chacun s’il préfère un one shot pizza commandée ou sept recettes faites maison.
Ils commencent à se prononcer et la balance penche clairement pour la cuisine, mais je vois les regards qui se tournent vers Imran, ce dernier chuchote : prends pizza…
Le lait a non seulement débordé de la casserole, mais il est en train de fumer dans ma tête.
Je vais donc retâter le terrain, mais par vote secret sur un bout de papier.
Au dépouillement, Imran est en train de dire que je vais tricher sur les votes.
8 pour la cuisine et 7 pour pizzas Dominos.
Je pensais tabler sur une plus large majorité, mais je m’appuie sur cette petite avance pour clore la discussion et rappeler que pour la deuxième fois, c’est le projet cuisine qui est adopté.
Quatre élèves doivent encore apporter l’argent, je me rends compte que parmi ces quatre-là, aucun n’a rentré une proposition écrite de recette…
Je passe à la constitution des sous-groupes. À part trois filles qui disent qu’elles aimeraient faire cette première recette ensemble, les autres me répondent que ça leur est égal, que je peux décider.
Le mot de la fin reviendra quand même à Imran qui, interrogé le dernier, répondra que lui se mettra dans un groupe avec… le livreur de pizzas !