Un échec citoyen

À quoi sert l’école et surtout (à) qui sert-elle ? De quelle « religion », les enseignants deviennent-ils les prêtres ? De quel théâtre social sont-ils les figurants ? Comment se réapproprier ce qui devrait nous appartenir ?

Dans ce brave vieux courant fonctionnaliste en sociologie, la société est considérée comme un organisme vivant dont chaque organe est au service du bon fonctionnement. L’école n’est donc qu’un organe obéissant au système social au service duquel elle travaille pour le bonheur de tous. Dans le courant structuraliste qui a suivi, chaque appareil d’État, donc l’école, jouit d’une autonomie relative, mais l’économie à laquelle elle est inféodée reste déterminante en dernière instance pour le bonheur… des dominants. Et pour changer les appareils d’État, donc l’école, il faut d’abord changer d’économie et renverser les dominants…

Certains courants contemporains sont moins pessimistes (ou moins réalistes ?). Reprenant à leur compte l’autonomie relative reconnue par les structuralistes aux appareils d’État, ils estiment possible d’insuffler du changement social à partir d’un « champ » particulier : l’école, les quartiers, le travail social… à condition que les acteurs se réapproprient leur outil au service de ce changement social.

The voice et Top-chef

Il est possible de regarder la télévision, trois heures par jour, tous les jours, et de ne voir que des compétitions… Attention, pas des compétitions bêtes. C’est plus subtil. Dans chacune de ces émissions, les candidats doivent aussi collaborer, coopérer. Coopération et compétition font partie de la lutte pour la vie. Cela s’appelle le « benchmarking » et c’est le paradigme dominant et transversal de notre société.

La GRH (gestion des ressources humaines) dominante dans la plupart des grandes entreprises exige des travailleurs à la fois coopération et compétition entre eux : à la fois, collaborer, coopérer dans le travail (avec des activités genre Koh-Lanta « Nous leur avons laissé faire la TV et ils ont volé l’école. »pour développer le team spirit) et à la fois de s’inspirer des qualités de l’autre pour être meilleur, plus compétitif que lui et le dominer (et là, c’est plutôt le maillon faible). La compétitivité entre les membres de la société s’est généralisée tout en maintenant une coopération indispensable.

Bien sûr dans la vie, comme dans les émissions télévisées qui en sont le miroir, cette coopération – compétition ne peut se faire sans une sévère sélection et une non moins sévère exclusion : tout le monde ne peut gagner et les perdants pleurent en quittant cette merveilleuse aventure. C’est bien cela que l’école doit réaliser avec l’aide efficace de la télévision : apprendre à tous et faire accepter par tous un jeu de rôles merveilleux, celui du « benchmarking », de la coopération-compétition-exclusion généralisée.

Ce que collectivement, nous, citoyens, nous ratons bêtement avec l’école, c’est d’exiger des enseignants d’être les metteurs en scène, en classe, d’une très mauvaise émission de téléréalité.

Starter et l’ASE2

Bart a tout faux : la Wallonie est une terre d’entrepreneurs et son dynamisme économique est un des meilleurs au monde (son régime fiscal pour les entreprises aussi…) « Jeunes diplômés, demandeurs d’emploi ou en réorientation professionnelle, vous avez des idées, du talent, une passion et une résistance hors pair. “Starter !” vous aidera à réaliser votre rêve… »3 Il n’y a pas place pour tout le monde, mais si vous avez plus d’idées, de talent, de passion et de résistance que les autres, vous avez votre chance. Participez à la lutte des places…

PISA avait consacré l’école finlandaise. Des chercheurs bien (?) intentionnés ont voulu relativiser son succès et démontrer que, si l’école finlandaise était plus efficace et plus juste, elle préparait moins bien à l’emploi. Évidemment ! _ La recherche comparée a bien montré que plus la corrélation entre la trajectoire scolaire et la trajectoire socioprofessionnelle est forte et plus l’école était inégalitaire et reproductrice des inégalités. Si la lutte des places à l’université doit préparer directement à la lutte des places dans les entreprises, si la lutte des places dans le secondaire doit préparer… et si la lutte des places en maternelles doit préparer à toutes les luttes de places qui suivent, alors chaque enseignant dans sa classe joue à Starter…
Pour la première fois dans l’histoire depuis longtemps, une génération prend conscience que ses deux enfants, voulus, choisis, adulés auront, selon toute probabilité, une vie moins bonne que celle de leurs parents. Ces parents angoissés sont prêts à tout pour assurer la compétitivité scolaire de leurs rejetons. D’ailleurs, ils sont presque tous HP, c’est pour ça qu’on leur casse la gueule à la récré… Je vais proposer une émission « La guerre est dans l’école » où les parents auront chaque semaine le droit de voter pour la mise à mort d’un des petits morveux qui retardent la classe…

Ce que collectivement, nous, citoyens, ratons bêtement avec l’école, c’est d’exiger des enseignants d’être les coachs d’une compétition qui préparent uniquement à l’emploi pour les gagnants et au CPAS pour les autres.

Unforgettable et Docteur House

Vous avez la mémoire photographique ou vous ne l’avez pas. Vous avez vu comme le Mentaliste est doué : qui pourrait faire comme lui ? Quelque chose ne va pas ? Si de nombreux tests ne permettent pas le bon diagnostic, vous êtes foutus. La télévision ne met pas seulement en scène la compétition, elle glorifie également la médicalisation. Car on fait semblant de se préoccuper des exclus qui ne peuvent l’être que par des dispositions individuelles pathologiques. C’est le grand retour de la bonne vieille idéologie du don au secours de celle du mérite.

Si le remboursement de la Ritaline par l’INAMI a augmenté de 280 % en 5 ans, c’est tout simplement parce que les moyens de dépistage se sont améliorés. Et ils vont encore s’améliorer… Si en FWB, il n’y pas (encore) 10 à 15 % de dyslexiques reconnus (comme dans d’autres pays), c’est parce que le dépistage n’est pas (encore) bien organisé. Le nombre d’autistes a lui augmenté de 80 % en 5 ans. La proportion d’enfants scolarisés dans l’enseignement spécialisé ne cesse d’augmenter elle aussi (26 % en 10 ans pour les garçons du primaire). Je ne dispose pas d’évolutions statistiques concernant les HP, mais je redoute l’exponentiel. Si on fait le total des dépistés, je ne suis pas sûr qu’il reste 50 % de la population scolaire à pouvoir participer « normalement » à la compétition. Il nous reste à organiser les concours parascolaires et espérer que les gagnants n’assassineront pas leur conjoint…

En 1936, à Francfort, les psychiatres considéraient leur cure réussie quand leur patient adhérait au NSDAP (parti nazi) et en 1960, quand il adhérait à la CDU (parti catholique) à Francfort sur le Main, et au SED (parti communiste) à Francfort sur l’Oder…

Ce que collectivement, nous, citoyens, ratons bêtement avec l’école, c’est d’exiger des enseignants d’être des dépisteurs précoces de tous les gosses qui échappent à la normalisation libérale-individualiste.

Reconquête

Nous leur avons laissé faire la TV – les marchands de tous poils, les patrons des réseaux, les syndicats enseignants, les associations de parents, les employeurs, les parents tout court… – et ils ont volé l’école, s’en faisant un instrument au service de leurs intérêts égoïstes. La seule manière de lutter contre l’échec scolaire, c’est de reconquérir l’école, de se la réapproprier.

Nos meilleurs alliés sont les politiques : ils ont voté le décret Missions. C’est l’Arme fatale 1, 2, 3,… Au nom de nos missions, en fermant la porte de notre classe, décidons de refuser l’individualisation, la compétition, la lutte des places et la normalisation forcenée. Avec nos alliés (plateforme de lutte contre l’échec scolaire), refusons la privatisation de l’école et réinstaurons une véritable école publique.