Un invité ou un intrus ?

Tout au long du parcours de travail pour le Pacte d’Excellence, il n’a pas été question1[1]En tout cas pas jusqu’au au 2 décembre 2016, date de la sortie des trois cents pages venues du groupe central. de « Remédiation-Consolidation-Renforcement » (RCD), dans le groupe de travail dont la mission était de préciser les contours et la mise en cohérence du tronc commun. Voilà que ce dispositif apparaît[2]Explicité dans l’axe 1 des trois cents dernières pages émanant du 3e rapport du groupe central (Axe stratégique 1 : enseigner les savoirs et compétences de la société du 21e siècle et … Continue reading : qu’en dit-on ? Que questionner ? Que souligner ?

On en dit le but : le dispositif RCD pour appréhender l’hétérogénéité des classes entre autres dans l’optique du tronc commun, pour supprimer le redoublement, pour arriver à la réussite de chaque élève et lui permettre de maitriser les apprentissages.
Ce dispositif permettra une différenciation dans l’appropriation et l’approfondissement des matières, en fonction du rythme d’apprentissage de chaque élève.
On en dit les modalités : les élèves seront encadrés, séparés ou regroupés en fonction de leur rythme. Cela se fera en lieu et place du mode de différenciation par filières qui caractérise le système actuel marqué par une importante relégation. En aucun cas le dispositif RCD ne pourra correspondre à un retour à une différenciation par filières. La mise en œuvre du dispositif se fera au sein de la classe (aux heures prévues dans la grille horaire) et sera facilitée par l’utilisation d’outils numériques.
Voilà qui peut sembler intéressant. Rassurant aussi, pour tout qui craint tronc commun, non-redoublement ? Et pourtant… Si en soi, l’idée n’est pas à jeter d’emblée, les praticiens en milieu hétérogène ou homogène en difficultés se posent des questions.
Ces séparations et regroupements d’élèves ne seront-ils pas une façon voilée de refaire des filières ? Ne risque-t-on pas d’en faire le cheval de Troie de toutes les hiérarchisations d’élèves que nous combattons, et donc sans doute, le retour des évaluations (au sens très actuel des pratiques de sélection) à tout bout de champ ?
Et est-ce une façon intéressante de faire apprendre avec exigences, tous les élèves ?

Projet politique

Pour ausculter nos doutes, nous soulevons les questions qui y sont liées, dans le registre politique et dans le registre pédagogique.
D’abord, une question essentielle : quelle est l’adhésion des acteurs du Pacte au projet politique sous-jacent ? Être ambitieux pour tous ou non ?
Comment être sûr qu’on ne poursuive pas sur la logique antérieure de ségrégation et d’écoles à populations socialement très différentes, pour lesquelles le système nourrit des ambitions très différentes ? À ce jour, quelles garanties avons-nous que tous les grands acteurs veulent réellement s’attaquer à cette logique ?
Nous savons que certains de ces « grands acteurs » ne croient pas à la possibilité de combler le fossé entre les enfants (ne fut-ce que) le temps de la scolarité obligatoire : ils pensent que les conditions dans lesquelles les enfants vivent sont à ce point différentes que l’école ne peut pas combler le fossé, car elle n’a pas mission d’éduquer. Et apparemment, ils l’expriment moins dans des termes de conditions sociales et économiques faibles que dans des termes d’ordre psychologique et éducatif, expliquant pour bonne partie, de cette façon-là aussi les échecs des enfants plus favorisés.
Que dire de ce dispositif RCD sur le plan pédagogique et sur le lien, entre le projet politique et le pédagogique ?
Dans les propos concernant la différenciation, il est souvent question de « rythme » comme si les facilités ou difficultés des enfants ne se mesuraient qu’à une vitesse ou lenteur d’apprentissage alors qu’il est question de bien d’autres facteurs, soulevés depuis longtemps par les chercheurs et observés par des enseignants sur les terrains. Comment se fait-il que ces considérations soient peu prises en compte au moment de choix politiques ?

Approche pédagogique

La question pédagogique (sociopédagogique) est de savoir « pourquoi les enfants de milieux populaires ont beaucoup de mal à entrer dans les apprentissages » (le mot « différenciation » voile quand même bien souvent une différence de milieux socioéconomiques).
Cette question n’est pratiquement pas traitée alors qu’elle est capitale si l’on veut réellement réduire les inégalités
Par contre, il y a l’émergence de ce dispositif RCD. Il nous inquiète, car, annoncé comme dispositif organisationnel de la gestion de la diversité, il conforte notre impression. Il signe le fait que la question pédagogique de « pourquoi les enfants de milieux populaires n’entrent pas dans les apprentissages » et ce qu’il faudrait faire pour qu’ils y entrent, est passée au bleu (pas comprise ou pas voulue ?). L’angle d’attaque qui est adopté nous parait une erreur : l’idée que les enfants de milieux populaires ont un handicap qu’il faut combler et donc, que pour réduire les inégalités, il faut faire de la remédiation !
Remédiation et dépassement sentent vraiment le compromis entre « on soutient les plus fragiles », mais en échange, on met en place une filière de circulation à plus grande vitesse, car on a la conviction que si on veut faire apprendre tout le monde, les plus « rapides/favorisés » s’ennuieront et qu’on les pénalisera. Ne peut-on imaginer d’essayer vraiment de faire grandir/avancer les plus rapides autrement, dans la solidarité avec le reste de la cohorte ?

Rythme, remède ou plutôt
autre enseignement ?

Il nous semble qu’il y aurait beaucoup moins besoin de « remèdes » pour les perçus comme handicapés ou arythmiques scolaires si on enseignait autrement.
Enseigner autrement, ce serait par exemple[3] De larges extraits de ce texte proviennent de l’article « Ne pas louper la marche… » de Fred Mawet (TRACeS 229). :
commencer par susciter, dans la formation des enseignants, la création d’outils permettant de traiter la différenciation dans les classes (pas en dehors), outils qui leur seraient utiles par exemple à la prise en compte de paliers et de nœuds à faire traverser par chaque élève ;
tenir compte du fait que ce qui crée et renforce les inégalités scolaires, c’est la question du rapport au savoir et à l’école qui diffère en fonction des origines sociales des enfants : il y a ceux qui partagent les évidences scolaires et mobilisent spontanément les bonnes postures intellectuelles — une grosse partie des enfants de familles favorisées — et les autres — une grosse partie des enfants de familles pauvres ;
considérer donc que l’élève « normal » est celui qui a besoin de transformer ses façons de raisonner en s’appropriant l’attitude intellectuelle requise à l’école et propre à la culture écrite. Envisager la question du cadrage de l’activité intellectuelle et de l’explicitation des attendus qui doit être pensée systématiquement par les enseignants ;
créer une culture commune (en termes de contenu et de vécu) dans la classe, dès la première maternelle — sans se reposer sur les apports du domicile, car ils sont discriminants — et partir de cette culture commune pour proposer les situations d’apprentissage ;
et pour ce faire, favoriser le travail en équipe des enseignants de façon à ce qu’ils puissent pointer finement ce qui peut faire difficulté et dépassement d’obstacles, dans telle et telle discipline et utiliser dans les classes les outils qu’ils se seront donnés.
Tant que notre système scolaire n’aura pas compris, admis et digéré ces réalités et besoins, il s’obstinera dans le développement de pédagogies censées adaptées au « handicap » et autres rythmes d’enfants. Adaptation et indifférence aux différences (en termes d’inégalités) étant, selon Stéphane Bonnery, les deux facettes de la même idéologie sélective[4]Cfr. Bonnery dans « Comprendre l’échec scolaire – Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques », La dispute, 2007. Les façons d’enseigner dans les classes ordinaires sont en effet constituées d’un mélange non pensé de ces deux logiques : d’un côté, les pratiques « pour tous », indifférentes aux différences — reposant sur le modèle « élève brillant cultivé » — et de l’autre, des pratiques pensées comme adaptées — parce que portant une attention particulariste aux différences — qui enferment les élèves concernés dans des attitudes de conformité, avec un cadrage très étroit de l’activité intellectuelle sur des tâches dissociées des savoirs. Les enseignants développent alors des pratiques qui modulent les exigences, en pensant bien faire ou faute de savoir faire autrement. Mais ils répondent aussi aux politiques officielles qui encouragent l’adaptation : elle dispense l’institution de penser comment enseigner d’une manière qui permette à tous d’apprendre.
Et donc, même si c’est en toute bonne foi que d’aucuns prônent des remèdes pour les uns et des dépassements pour les autres, la vraie transformation serait de revoir d’abord la première étape, en amont, celle du moment collectif d’apprendre. C’est ce collectif qu’il faut travailler : apprendre, par exemple, de manière coopérative avec objectifs et critères clairs, avec de possibles tuteurs entre pairs, etc. … plutôt que d’imaginer quelque chose pour les brillants et quelque chose pour les plus ternes ou les carrément éteints.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 En tout cas pas jusqu’au au 2 décembre 2016, date de la sortie des trois cents pages venues du groupe central.
2 Explicité dans l’axe 1 des trois cents dernières pages émanant du 3e rapport du groupe central (Axe stratégique 1 : enseigner les savoirs et compétences de la société du 21e siècle et favoriser le plaisir d’apprendre, grâce à un enseignement maternel renforcé, à un tronc commun polytechnique et pluridisciplinaire et à un cadre d’apprentissage révisé et reprécisé Projet d’avis N° 3 du Groupe Central).
3  De larges extraits de ce texte proviennent de l’article « Ne pas louper la marche… » de Fred Mawet (TRACeS 229).
4 Cfr. Bonnery dans « Comprendre l’échec scolaire – Élèves en difficultés et dispositifs pédagogiques », La dispute, 2007