Un oiseau qui vole vraiment

Un exercice où on nous demande de
faire apprendre en un quart d’heure
quelque chose à un inconnu, qui à son
tour nous apprendra quelque chose.[1]Situation vécue
lors du weekend
d’écriture à l’origine
de ce dossier
de TRACeS de
ChanGements.

Une double perspective pour l’heure qui
vient, qui me plonge dans un désarroi
proche de la panique.

Que puis-je, moi, faire apprendre à
quelqu’un dont je ne sais rien ? Et que
va-t-il m’arriver si cet autre me propose
un apprentissage dont je ne veux pas, un
apprentissage qui me fait peur ?

TOUT OU RIEN

Au cours de l’activité, je m’aperçois peu à peu qu’il
s’agit de deux facettes du même problème, en fait, une
question identitaire. Je me perçois comme une intellectuelle,
dans le sens le plus étroit et le plus caricatural,
aussi le plus péjoratif, du terme. Pour des raisons que je
connais un peu, je me complais dans les stéréotypes les
plus lourds quand il s’agit de moi-même, alors même
que je plaide pour la nuance quand il
s’agit des autres, et des clichés « intellectuel
» vs « manuel » ou « cérébral »
vs « physique ». Donc, je m’étiquète
« intellectuelle type ». Et je pressens, à
tort ou à raison, que les apprentissages
auxquels on fait référence ici sont plutôt
d’un autre ordre, de tout ce domaine où je ne vaux rien.

Que puis-je, moi, faire apprendre à quelqu’un, qui
ne soit pas de l’ordre des purs savoirs déclaratifs, de
ces savoirs qui me passionnent, mais dont je sais qu’ils
sont parfois considérés comme des savoirs inertes,
voire « morts » ? Le « rien » qui m’envahit l’esprit est un
vide qui me paralyse. J’ai peur, je vais me trouver face
à quelqu’un qui attendra que je lui apprenne quelque
chose, et à qui je n’aurai rien à transmettre, rien à dire.

Simultanément, cet autre encore inconnu voudra
m’apprendre quelque chose dont j’ai déjà peur, par rapport
à quoi je ressens déjà ma nullité. À tous les coups,
on va me confronter au monde physique, à celui des
mains, du corps, à celui du faire. Sur ces terrains où
je suis tellement maladroite que j’en ai honte, et je ne
pourrai pas fuir, pas refuser, sous peine de vexer ou de
blesser. On n’est pas là dans un groupe qui permet de se
cacher ; on n’est pas dans un apprentissage choisi ; on
n’est pas dans un contexte institutionnel ou dire « non »
n’attaque qu’une institution abstraite. On est dans de
l’interindividuel, du personnel. Il va falloir faire face,
jouer le jeu.

L’ENVIE

En réalité, je dramatise, comme à mon habitude, et en
définitive les deux situations se passent bien. D’emblée,
on me propose de choisir entre deux apprentissages.
Étonnamment, précisément parce que j’ai le choix
peut-être, je choisis celui des deux dont je sais qu’il me
posera le plus de problèmes. Il faut dire que malgré ça,
il n’est pas aussi terrible que tout ce que j’avais redouté
dans ma phase de panique. Et puis l’environnement est
sécurisant.

La tâche, d’abord : elle est bien manuelle, puisqu’il
s’agit de faire un pliage en papier. Un oiseau « qui vole
vraiment » (il bouge ses ailes de papier quand on lui tire
la queue… l’enfant en moi a tiré de cette petite magie
une motivation réelle). Mais on ne me demande pas de
danser, de chanter, de m’exposer… C’est moins grave
que prévu. Et l’adulte en moi, voire la pédagogue, se sent
suffisamment sécurisée pour avoir envie de jouer le jeu,
plus particulièrement de jouer à se mettre en difficulté.
Je sais que ça n’ira pas bien, mais je suis curieuse de
m’observer vivre ça, dans une situation sans enjeu, où je
peux me payer le luxe de me planter sans être ridicule,
sans comparaison sociale… dans un petit confort douillet
et purement expérimental. Ce fut très laborieux,
mais je suis arrivée à faire mon oiseau. Et il bouge ses
ailes, et je suis contente comme un enfant, malgré ou
grâce au côté dérisoire de tout cela.

ET AUTOUR

Dérisoire et, comme je le disais, sécurisant. Je suis
dans un contexte que je connais, et une culture de l’apprentissage
dont les codes me sont familiers : il y a une
éthique de la bienveillance, une vision des apprentissages
où le « ça ne va pas » a sa place, est légitime, voire
bienvenu parce qu’il permet de réfléchir, et où je sais
aussi que le processus et son analyse comptent plus que
le produit fini. Mentalement, je triche, en fait : je me dis
que si je ne réussis pas l’oiseau en papier, je réussirai par
contre sans trop de difficulté à produire un discours sur
cette non-réussite, et que ce discours remplira l’attente
et le vide. Par la bande, je me sauve avec la promesse de
l’intellectualisation.

La situation est artificielle : on est dans un contexte
de formation, il y a plus de jeu que d’enjeu, tout ça est
prétexte, prétexte à réflexion, prétexte à analyse, prétexte
à écriture. C’est pour du faux. Mais comment ça se
passe, quand c’est pour du vrai ? Jusqu’où tous ces minitourments
vécus en une heure croissent-ils exponentiellement
quand on est dans la vraie vie, dans une vraie
école par exemple, et pendant 32 heures par semaine ?
Sous le regard des autres et d’enseignants pas toujours
bienveillants, et toujours prompts à rappeler la lourdeur
de l’enjeu, le prix à payer en cas d’échec, voire l’absence
totale de perspective si on n’a « pas le niveau » ? Qu’est-ce
qui arrive à un enfant qui vit cela tous les jours, à toutes
les heures parfois, en math, en français, en sciences ?
Comment arriver à apprendre toutes ces choses tellement
moins légères qu’un oiseau en papier ?

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Situation vécue
lors du weekend
d’écriture à l’origine
de ce dossier
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ChanGements.