Un petit groupe

À votre avis, que se passe-t-il lorsque le système réunit des élèves déjà tout cabossés par la vie et par l’École au sein d’une même classe ? Eh bien, surprise, tout le monde galère.

Il s’agit d’une classe de troisième professionnelle mécanique usinage composée aujourd’hui de dix élèves. Au début de l’année, elle n’était pas dédoublée : ils étaient une vingtaine. Les profs se sont très vite rendu compte qu’elle ne serait pas comme les autres. Il était impossible de parler sans être interrompu et les dialogues entre élèves étaient incessants. Leurs comportements nous laissaient pantois et nous faisaient penser qu’il n’y avait pas eu de cadres suffisamment solides par le passé. Pour trois d’entre eux, par exemple, il ne s’agissait pas d’écrire quoi que ce soit, d’avoir un cours ou un bic. Peu de règles étaient respectées et les seuls moments recherchés étaient ceux de l’amusement, de la sieste sur le banc ou — au mieux — du dialogue confisqué par l’un ou l’autre sur un tout autre sujet que le cours.
Lorsque le centre psycho-médico-social (PMS) leur demande d’inscrire sur une fiche les établissements précédemment fréquentés, leurs commentaires sur l’École et les informations données sont éloquents : « Sert à rien », « Rien à foutre »… L’élève qui a fréquenté le moins d’écoles en a tout de même fréquenté quatre différentes, le plus voyageur sept. En troisième année !
Les enseignants qui ne veulent pas entendre parler d’une plus grande mixité n’ont probablement pas de classes comme celle-ci. C’est tout de même une aberration de réunir tous ces jeunes à problèmes, dans un même local, pour une option professionnelle qui n’a pas été choisie, dans une école qui, pour plusieurs d’entre eux, est la dernière de la région à ne pas avoir été essayée.
Ce regroupement de jeunes, avec effet d’entrainement garanti, est pourtant la conséquence d’un système qui a comme maxime « Il n’est pas à sa place » et comme bras armé, la réorientation, pour ne pas dire l’exclusion. Alors de temps à autre, à la conjoncture des mauvais aiguillages de la gare de triage, à la rentrée, vous êtes placé devant un petit groupe, ingérable.

Portraits

Ahmed vit entre un centre et les domiciles de ses parents. Depuis le début de l’année, il a été placé deux fois en institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ), pour vol de voitures. Il provient de l’enseignement spécialisé qui est désigné, par sa maman, comme responsable de son très faible niveau scolaire. Aux dernières nouvelles, sur la photo envoyée aux copains, il avait une fois de plus les menottes aux poings.
Joachim ne tient pas en place. Le rideau lui sert d’oreiller, il se couche sur le banc de derrière, remet sa casquette, se lève pour ouvrir la fenêtre, va mettre une petite claque en passant, n’arrive pas à dire deux phrases sans insanités et parle, parle, parle à tort et à travers…
Adrien a quatorze ans et a annoncé qu’il partirait, au mois de juillet, en apprentissage « mécanique moto » et donc, il est évidemment hors de question qu’il écrive quoi que soit ou qu’il travaille : « Ça sert à rien ! »
Christopher, lui, fait figure d’exception. Il y croit. Il provient d’une école élitiste de la région dans laquelle il galérait. Il a été séduit par la présentation de l’option et par la perspective de suivre les traces de son oncle qui travaille dans une entreprise de pointe.
Enfin, Amaury prétend ne pas dormir la nuit et veut donc dormir en classe. Il n’a jamais de cours, vient à l’école une semaine puis décroche pendant deux autres. Ensuite, il revient, comme si de rien n’était. Quand, présent, il a participé trois minutes, il vient vous demander, à la fin du cours, s’il a été gentil aujourd’hui…
Ils sont évidemment très attachants. Plutôt drôles. Le niveau n’est d’ailleurs pas si mauvais lorsqu’ils s’essayent aux tâches demandées. L’âne qui n’a pas soif est loin d’être un idiot ! Mais leur vie jusque-là et leur représentation de l’École (charge lourde et souvenirs de bâtons, humiliations des tâches inutiles et sans espoir) est si négative que l’ensemble des profs a l’impression de lutter contre des moulins à vent.

Alors que faire ?

Comme d’habitude, le bâton et la carotte. D’abord, s’énerver, multiplier les injonctions, rappeler constamment les règles, les défendre, lutter coute que coute pour donner le même cours à cette classe qu’aux autres troisièmes. Donner des sanctions, des retenues, des envois chez les éducateurs ou à la direction, le tout saupoudré de grandes leçons de morale. Et rien. Sentiment d’impunité complet. Aucune prise. Le contrat initial de l’école n’est pas respecté : on n’est pas là pour apprendre.
Alors, au conseil de classe de la Toussaint, nous râlons. De tous les cours, on dit notre désarroi et on attend des réponses, de la part de l’institution, à des questions que l’on ne se pose même pas à nous-mêmes. Pourquoi les élèves changeraient-ils ? Quels sont les vécus qui expliquent ce rapport à l’école si négatif ? Et surtout, nœud de notre métier, comment le modifier ?
Malheureusement, rien ne se met en place avant Noël, faute de temps, d’énergie et de travail collectif des enseignants. Le système est fait pour que le prof que l’on veut de plus en plus attentif à chaque individu (ah la différenciation, les neurosciences, les dys !) soit, lui, tout seul dans son horaire étriqué, et devant des groupes de plus en plus nombreux.
Bien sûr, pour cette classe, la situation s’est aggravée : du décrochage, du non-travail, une bagarre, et des examens de Noël-mascarades.

Les carottes sont cuites

Après Noël, nous commençons seulement à mettre en place, comme on peut, des dispositifs.
D’abord, pour créer du lien et libérer la parole, s’organisent — bien sûr entre deux cours — des entretiens individuels entre un jeune et l’un de ses profs afin de mieux comprendre la situation et de reconnaitre chacun, y compris les deux ou trois élèves plus calmes que l’on imagine souffrir en silence.
Il faut dire que le conseil de classe s’inquiète surtout pour ces derniers, cette minorité qui veut travailler, mais qui, dans une ambiance pareille, ne le peut pas. Il est vrai que nous devons garantir la sécurité, mais, dans les faits, ils ne sont pas dangereux, jamais menaçants vis-à-vis des enseignants et plutôt copains entre eux. Dès lors, en mars, je choque lorsque j’affirme qu’il faut surtout s’inquiéter d’Ahmed, de Joachim, d’Adrien, parce que les autres, nous les retrouverons, plus que probablement, dans trois ans, en septième année.
Ce sont alors nos visions du métier qui font débat : le mythe de l’égalité des chances, la méritocratie, le droit d’apprendre, la responsabilité des parents, l’éducabilité de chacun ou pas, le rôle émancipateur ou non de l’École. Le tout via le prisme de nos difficiles conditions de travail et d’une posture éthique jamais définie. La tentation est grande de réenclencher le cycle de l’exclusion. Mais que peut-on vraiment leur reprocher qui mériterait une exclusion ? De ne pas y croire ? Et nous, y croyons-nous vraiment ? Alors, en l’absence de réponses satisfaisantes, le nez dans le guidon, nous agissons. Bien trop tard.

Réfléchir ensemble en attendant
une refonte du système

Un collègue propose de troquer la sanction classique de la retenue du mercredi contre l’immersion de l’élève puni, dans une autre de nos classes, pour une demi-journée. L’objectif est de le sortir de sa classe d’amusement et de l’immerger dans des groupes — qui ne sont certainement pas modèles — qui respectent les codes minimaux de l’école, afin de les lui apprendre et oublier ainsi le chaos des ambiances passées : une manière d’exclure pour exiger et d’inclure pour apprendre. Mais c’est si compliqué à coordonner que la solution s’étiole.
Plus tard, d’autres collègues organisent une visite d’entreprise, pour, notamment, donner des perspectives à leurs formations et démystifier un monde du travail que certains élèves brandissent comme la solution pour sortir d’un labyrinthe dont ils n’ont pas le plan. Lors de la visite, deux, trois comportements intéressés surprennent positivement.
La direction, elle, a réuni, tour à tour, les parents d’Amaury et ceux d’Adrien, avec deux enseignants et le PMS, pour discuter des problèmes, des attentes de l’école et de la faisabilité du projet parfois fanfaron de l’élève. Il s’agit de les prendre au sérieux, là où ils rient de tout. Depuis la pourtant très encourageante rencontre, nous n’avons plus vu Amaury. Adrien, lui, n’a rien voulu entendre et croit toujours, dur comme fer, qu’il trouvera, facilement, un garage moto qui lui apprendra tout un métier auquel il n’a jamais touché.
Téméraire, le titulaire de la classe organisera, en fin d’année, un séjour de deux jours, dans une ferme, pour y placer une barrière en métal que les élèves auront conçue et construite de A à Z. Mais seront-ils tous là ?
Ces idées, ces dispositifs sont certes imparfaits — notamment parce qu’ils responsabilisent peu les élèves ou qu’ils sont des « one-shots » —, mais imaginez qu’ils sont issus de seulement trois conseils de classe, dont l’un pendant un temps de midi, tartines à la main. Et qu’aurions-nous pu faire pour eux et pour nous, si dans notre temps de travail, cette équipe d’enseignants avait vraiment pu exister, réfléchir, débattre et agir de manière décloisonnée ? Combien de temps aurions-nous gagné si l’organisation du travail nous avait vraiment permis d’envisager les cursus de manière collective et intégrée ?
Et ceux qui disent qu’on aurait pu se réunir après dix-sept heures oublient l’énergie qu’il faut pour être au front de ces classes, oublient que le prof du secondaire professionnel a d’autres groupes d’élèves avec d’autres projets[1]Pour ma part, cette classe représente deux heures de cours de mon horaire hebdomadaire., et surtout, que le travail est saucissonné dans un temps et dans un espace que nous ne maitrisons pas.
Donc, en attendant impatiemment (certains diraient naïvement) la refonte complète d’un système engrenage qui ne doit plus s’huiler de la ghettoïsation de ses jeunes et doit permettre une plus grande mixité sociale dans les classes, je rêve de reprendre en main mon espace-temps d’enseignant, au sein d’un vrai collectif de profs.
Histoire d’arrêter de faire semblant d’y croire. Histoire que nous ayons réellement les moyens d’être vecteurs de projets émancipateurs qui redonnent de la fierté et de l’espoir à ces jeunes. Histoire de ne plus trop souvent entendre un Amaury dire à un Christopher : « Mais qu’est-ce que tu fais en professionnel puisque tu réussis à l’école ? »

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Pour ma part, cette classe représente deux heures de cours de mon horaire hebdomadaire.