Un rendez-vous manqué

Vue depuis une école de devoirs, l’école, ici personnifiée, est décrite comme porteuse de tant d’espoirs et de tant de souffrances.

Je travaille dans une école de devoirs à Bruxelles, depuis presque 20 ans. Ce projet dont je suis membre fondatrice n’aurait pu voir le jour si mes parents n’étaient pas venus, il y a 50 ans, parce qu’ils cherchaient une vie meilleure pour eux, mais surtout pour nous, leurs enfants, issus de cette immigration marocaine.

L’espoir d’avenir meilleur, ils y croyaient. Ils le traduisaient dans la volonté de trouver du travail et la possibilité de pouvoir offrir à leurs enfants quelque chose qu’ils ne pouvaient même pas espérer au pays : la scolarité possible pour tous, l’école de la providence… L’ascenseur social était en route et ils comptaient bien pouvoir y hisser leurs enfants à bout de bras, de sueurs et de sacrifices. C’est ainsi que j’ai pu gravir les marches de la connaissance.

Une route, un moteur et une chute

Je le voyais cet avenir rêvé par les parents, je sentais les portes du possible s’ouvrir même si pour aller y voir, je laissais des bouts de mon histoire, sur la route. Le changement de position sociale, via l’école, passe par des moments de doute et de remise en question. Faire le tri des valeurs, revoir leur hiérarchie, quand on est issu de l’immigration et que la religion prend une place certaine, fait partie du travail de développement personnel. Je m’y suis engagée à coup de livres, d’études, d’examens, de tests. Je savais que je pouvais devenir un moteur de changement…« Une transformation de fond est nécessaire. »

Biologiste de formation, je fais une agrégation et je sens lors de mes stages, que transmettre en accompagnant est quelque chose qui fait écho en moi. Mon premier boulot n’est pas dans un hôpital bruxellois de renom (qui n’attendait que mon accord pour me lancer dans un doctorat) mais dans une maison de quartier des Marolles, où je suis chargée du soutien scolaire du secondaire et des contacts avec les parents d’origine marocaine, dans le cadre d’un projet de médiation.

Là, je tombe de haut : je pensais que l’école était pour tous, que c’était la même pour tous, qu’on avait tous les mêmes chances… Quelle naïveté pour une chercheuse !

Cette école qui m’a permis de me construire et de faire des choix, d’être là où je suis par ma propre volonté et non par relégation, était celle-là même qui reproduisait les inégalités, qui triait.
Chemin faisant, j’ai appris à connaitre des statistiques, des enquêtes Pisa et autres qui classaient les écoles et notre système scolaire comme un des plus inégaux d’Europe.

Un amour déçu et une guerre

Ma chère amie école, celle qui m’a appris que j’avais des droits et des devoirs en tant qu’individu et que je pouvais exister et faire des choix sans l’accord d’une quelconque communauté, tu es source d’injustice et tu ne parviens plus à émanciper les plus faibles.

Ma chère école, je ne vais pas seulement te critiquer, ce serait trop facile et tu m’as appris à agir. Je suis alors devenue un acteur du réseau associatif pour accompagner les jeunes et leurs familles afin qu’ils puissent acquérir des outils tant pour mieux te comprendre que pour mieux t’affronter.

Les choses ont changé : perte de confiance de part et d’autre, redoublements inutiles, dossiers disciplinaires, exclusions, audiences, bilans « logo » …
De plus en plus de jeunes et de familles vont vers l’école comme s’ils entraient en guerre. Cette violence se traduit par des mots de plus en plus durs qui fusent de tous côtés.

La population a changé, mais toi, ma chère amie, as-tu pris le temps de te remettre en question ?

Tu es là, avec tes valeurs marchandes. Ne sais-tu pas ce qui se passe derrière tes murs, dans les différents lieux de vie de ces enfants, de ces jeunes et de leurs familles, tous issus de milieux populaires ?
Peut-être as-tu peur ? Tu n’oses pas aller à leur rencontre, protégée derrière tes circulaires et autres décrets, mais aussi derrière ces lunettes que tu portes et qui déforment la réalité. Tu m’as soutenue… J’ai tenté de t’aider !

Une recherche pour une bataille

J’ai créé, avec d’autres, une structure pour soutenir les familles et leurs enfants. Nous axons nos efforts sur la lutte contre l’échec scolaire et la prévention du décrochage.

De biologiste, je suis passée à un autre métier, plus artisanal, qui consiste à accompagner des enfants en difficultés sur les chemins de la connaissance, mais en dehors du lieu de connaissance qu’est normalement l’école.
Dans cet accompagnement, j’ai compris qu’en fonction de ton milieu tu n’avais pas droit aux mêmes spécialistes… Alors j’ai voulu devenir un peu spécialiste moi-même, et je me suis armée pour mieux accompagner d’autres. Les pédagogies émancipatrices sont venues à mon secours : la Pédagogie institutionnelle, la gestion mentale, les neurosciences. Je me suis formée, pour, à mon tour, diffuser et former d’autres personnes qui, sur Bruxelles, accompagnent tous ces enfants de milieux populaires.

Une approche secouée

J’ai rencontré des enseignants qui ont peur d’être jugés, qui attaquent avant même que je ne puisse expliquer pourquoi je désire leur parler.

J’ai croisé des directions qui m’ont dit que tu étais une veille locomotive et qu’on faisait « avec ce qu’on avait ».

J’ai vu des larmes le long des joues des parents que tu as malmenés.

J’ai rassuré des enfants, arrivant terrifiés, en colère, perdus ; tes cris résonnaient encore dans leur tête.

J’ai accompagné des parents effrayés de devoir venir te rencontrer pour se défendre, pour plaider leur cause.

J’ai entendu des injustices, des malentendus, des refus de, des obligations de… pour que tu puisses te sentir encore forte et garder l’illusion du pouvoir.
J’ai lu des remarques dégradantes qui classaient, jugeaient les enfants et leurs familles.

J’ai dû laisser passer des remarques, des préjugés, des lamentations, des stéréotypes, pour ne pas rompre le dialogue avec toi.
Pas ou peu de communication dans tes murs, beaucoup de morale, peu de circulation de la parole et trop d’arbitraire…
Et pourtant au milieu de ton système raide, j’ai aussi rencontré des personnes qui croient que tous les enfants ont droit à un enseignement de qualité, que tous peuvent y arriver avec un accompagnement adéquat… Mais elles restent trop peu nombreuses.

Une exclusion

Au moment de la rédaction de cet article, ce vendredi, le téléphone sonne. Une maman en larmes est au bout du fil. Son fils de 14 ans est en ce mois de février, à 3 mois des examens pour le CE1D, exclu…
Chère école, qu’est-ce que tu lui renvoies comme message ?
14 ans …Tu sais que cette année-là et cet âge-là sont des moments charnières. Tu ne vas pas l’aider ?
Tu vas encore manquer un rendez-vous ?
Il va perdre confiance d’abord en lui, et puis en toi, et alors là, tu auras tout raté.

Tu sens ma colère et oui, j’écris en direct du terrain et de la vie derrière tes murs…

Je ne veux pas prendre d’emblée la défense de ce fils, mais c’est bien de son avenir qu’il s’agit.

Nous avons accompagné ce jeune et sa famille, nous le connaissons, nous sommes venus à ta rencontre, avec lui, la semaine dernière. Tu as fait ce que tu sais le mieux faire : tu as joué, tu as fait semblant de nous écouter, d’entendre ses excuses, ses engagements, sa volonté de changement, ses parents qui l’entourent, des aides mises en place.
Et toi que fais-tu ?

D’abord, tu nous fais croire qu’il pourrait ne risquer que 3 jours de renvoi, que tu crois en lui et que tu le maintiens en classe pour qu’il prouve qu’il est capable de changement, alors nous on croit en toi…
Mais tu manques tellement de courage que tu annonces la nouvelle à la maman au téléphone à 15 h, veille d’un weekend, où elle n’aura plus que ses yeux pour pleurer… Et tu dois vite raccrocher, prétextant un rendez-vous urgent. Pas de temps, pas de respect pour cette maman qui pourtant le mérite. Et dans tes mains, l’avenir de son fils. Quel gâchis !

La réalité trop dure

Je voulais terminer ce texte sur une note positive, mais là je ne peux pas.
Je reste convaincue qu’une transformation de fond est nécessaire si on veut arrêter le massacre. Dire que j’aurais pu être dans tes murs, de ton côté : je pense que je n’aurais pas tenu.

Là, d’où j’agis aujourd’hui, par choix, par besoin et par envie, je sais que c’est aussi grâce à toi que j’y suis et peux le faire. Pour ce fait et seulement pour ça je te remercie…

Mais ce vendredi soir, je rentre chez moi, une boule au ventre, abattue mais aussi convaincue qu’il faut rester vigilant et que l’instruction reste une arme contre les injustices.