Quand on n’a pas son CESS, quand le projet ne colle plus à la qualification professionnelle, quand il n’y a pas de projet, quand le rêve n’est pas confronté au réel, il est encore possible pour un jeune de relire son histoire pour décider de son avenir.
Jennifer, Laurène, Boutayna, Hilal, Youssef, Claude, Safa, font partie de ceux qui ont choisi de faire une 7e professionnelle de type C (sans orientation professionnelle spécifique). Chaque année depuis sept ans, quinze jeunes seulement entreront dans cette classe. Il n’y a pas plus de places possibles dans le local convivial, spécifique et modulable prévu à cet effet : une mini cuisine, des casiers nominatifs, une armoire à documentation, un espace de travail avec deux tableaux et un autre de partage avec des chaises empilables et des panneaux d’affichage sont nécessaires.
Parmi ces quinze-là, des égarés, des blessés, des prudents, des méfiants, des rebelles, des idéalistes, des irréalistes, des désorientés. C’est que l’école a commis pas mal de dégâts : parce qu’ils ont été orientés à grands coups d’AOB (Attestation d’orientation avec restriction), enfermés dans des diagnostics spécifiques (celui-là est caractériel, hyperactif, dysphasique…) ou encore jugés. Constats d’impuissance ou de toute puissance des enseignants… ces jeunes en gardent encore les stigmates (« On m’a toujours dit que j’étais nul », « On s’est beaucoup désintéressé de moi »).
Aujourd’hui, ils ont dix-huit ans, vingt ans, vingt-deux ans, parfois plus et ils veulent s’en sortir. Ils savent que là où le certificat d’études primaires suffisait autrefois, il est maintenant nécessaire d’obtenir coûte que coûte un CESS (certificat de l’enseignement secondaire supérieur) si on ne veut pas rester sur la touche. Mais comment faire pour « supporter » le fait de rester encore dans une école qui les a trop souvent rejetés ? Comment faire pour réussir quand on a si souvent raté ? Comment être à nouveau capable de se projeter soi-même dans un avenir qui m’appartiendrait quand la plupart des décisions ont été prises par les adultes ? Comment prendre à nouveau le risque de coopérer, de penser et d’agir par soi-même quand le discrédit a été jeté sur des comportements « non conformes », des pensées « limitées », des émotions « parasites » ? Comment faire pour croire de nouveau en soi, en son efficience, en un avenir moins gris, quand à la maison, depuis toujours, ce n’est pas vraiment le fun ou pire, que c’est toujours la même chose ? Parce que, finalement, se projeter, c’est croire que le changement est possible, changement à la hausse plutôt que changement à la baisse.
« Être en projet » ce n’est pas « avoir un projet » parce que « avoir un projet » tout le monde en a pour le jeune. Depuis les parents qui espèrent encore ou qui n’espèrent plus, en passant par la société qui proposent des projets faciles, directement et immoralement consommables et périmables (avoir de l’argent, devenir célèbre, paraître, frimer…).
« Être en projet », c’est retricoter le pull de la confiance et de l’estime de soi à partir de la maille qui a filé autrefois et se sentir à nouveau suffisamment au chaud pour oser retrousser ses manches dans une nouvelle action, tournée vers le futur, un futur ouvert, prêt à accueillir les nouvelles opportunités, les doutes et les insécurités inévitables.
« Être en projet », c’est se demander qui l’on est et quelles ressources on a pour faire « face » à l’avenir, de quelles protections on dispose et quelles permissions on peut se donner pour dépasser les barrières des interdits ( « Je ne peux pas réussir là où mon père a échoué », « Je ne peux pas appartenir à la société des hommes actifs quand chez moi, on a toujours subi », « Puis-je devenir une femme autonome quand, dans mon milieu d’origine, la seule obligation est d’être une mère au foyer ? », etc.).
« Être en projet », c’est développer un « savoir-devenir » lequel nécessite de « faire des efforts », de quitter les habitudes qui limitent, qui invalident. Pas seulement pour soi-même mais aussi avec les autres parce que, au bout du compte, il s’agit de trouver sa place citoyenne dans une société à construire. Et, pour être avec les autres, il s’agit de cesser d’être « contre » les autres, de cesser de tirer la couverture à soi dans de vains rapports de force, de penser autrement que « Dans la vie, il faut se battre, il faut être fort sinon les autres vous marchent sur les pieds », « Dans la vie, tu marches ou tu crèves ! ». Pas facile le chemin ! Plus psychologique qu’autrement finalement ! Alors comment faire pour accepter que « des profs » vous mènent sur cette piste de trappeur (parce que les profs, c’est pas qu’on les admire vraiment !) sans avoir l’impression d’être manipulés (mot très à la mode !)?
La « voie royale », c’est celle de l’écoute active, de l’échange, du partage. À l’école, une fois par mois, des entretiens individuels d’une demi-heure avec chacun, des « cercles de parole », des activités de dynamique de groupe, des formateurs professionnels qui viennent de l’extérieur pour animer quelques ateliers, des témoins qui racontent leur parcours de vie atypique, des visites de lieux de vie et de réflexion, la rédaction de travaux qui impliquent chacun personnellement, dans son devenir, dans la compréhension de lui-même et du monde qui l’entoure. C’est surtout prendre chacun là où il en est et l’inviter à faire un petit pas supplémentaire.
C’est ainsi que Jennifer, qui était très fâchée contre l’école, a osé écrire à son ancien instituteur pour lui dire sa colère. Elle ne fera pas d’études supérieures, mais elle a enfin réussi à faire ce qu’on lui avait toujours dit qu’elle serait incapable de faire correctement : ÉCRIRE. Maintenant, elle peut oser aller vers sa vie, soulagée et confiante.
C’est ainsi que la solitaire Laurène, habitée par un riche monde intérieur, complexe et créateur, a osé entamer et réussir des études universitaires.
C’est ainsi que Boutayna a accepté le projet de ses parents : être infirmière alors que ce qu’elle voulait, c’était faire des études de communication mais elle sera une infirmière particulièrement humaine, à l’écoute, dans l’échange. Ce sera le sujet de son mémoire et il n’a pas été facile à faire accepter parce qu’il n’était pas assez technique.
C’est ainsi que, Hilal, le fort, le dur, le champion, qui refusait de partager ses émotions (« Des affaires de bonnes femmes ! »), a compris qu’il avait choisi le sport pour éviter la souffrance et se reconstruire après une leucémie. Jusque là, il n’avait pas fait le lien. Il est maintenant plus riche de sa sensibilité acceptée et peut vraiment choisir de devenir éducateur.
C’est ainsi que Youssef a compris qu’il avait choisi l’informatique parce qu’il est fait pour un travail structuré, balisé, comme une réponse à toute l’insécurité vécue dans son enfance. Plus fort de ce sens (signification), il est plus libre de continuer dans ce sens (direction).
« Être en projet », c’est être vivant, relié à soi-même, avec l’aide des autres, en transformation. C’est être en mouvement avec son histoire. C’est oser des brèches dans ce qui faisait barrage et laisser le flot de la vie prendre son élan. Ce n’est pas facile, jamais gagné. C’est plein de conflits (au sens étymologique de « conflictus » : choc) et si certains s’y risquent, d’autres ne relèveront pas le défi parce que cela s’avère menaçant pour leur équilibre déjà précaire. Mais, pour ceux-là qui abandonnent en cours d’année, il est aussi capital que ce soit un départ « accompagné » et pas une fuite de plus et ce, pour que la liberté soit gagnante quelle que soit l’issue du scénario.